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Parlez-en a vos enfants, « J’ai soif », Serge Barbuscia, Théâtre Toursky

« Celui qui oublie son passé est condamné à le revivre » Primo Levi
Ayant subi la torture et les pires humiliations, le Christ et Primo Levi prononcent cette même parole : "J’ai soif..."



Quand Serge Barbuscia met en scène Primo Levi, le cri silencieux de l’écrivain retentit plus fort. Théâtre Toursky, ce mardi 26 mars 2019. C’est étrange, mais on sent parmi le public de cette magnifique salle comme une retenue, l’attente de quelque chose de ‘différent’, une sensation de presque-recueillement. On y donne « J’ai soif » Le titre même du spectacle frappe au corps comme un couperet. J’ai soif ! Je sais, nous savons, qu’ils ont eu soif, qu’ils ont eu faim, qu’ils ont eu mal, qu’ils ont eu peur. Que vient-on nous dire de nouveau que nous ne saurions ignorer ? Pourquoi à nouveau des mots sur l’indicible ?

Au huitième rang, assise confortablement entre ses parents, une petite fille aux longs cheveux blonds, aux yeux bleus rieurs, pétillants de vie. Elle s’appelle Fany. Elle a 8 ans et demi, presque 9 ans me dira-t-elle. En la regardant je pense à toutes les petites Fany d’Auschwitz, de Birkenau, ou d’ailleurs. Je pense à un petit texte italien lu quelque part, il y a peu : « Il y a une paire de petites chaussures rouges numéro vingt-quatre presque neuves sur un tas de chaussures d’enfants à Buckenwald, celles d’un bambin de trois ans et demi. Qui sait de quelles couleurs étaient les yeux qui ont brûlé dans les fours, mais ses pleurs, on peut les imaginer, on sait comment pleurent les enfants ; même ses petits pieds, on peut les imaginer ; chaussures numéro vingt-quatre pour l'éternité parce que les petits pieds des enfants morts ne grandissent pas. Il y a une paire de petites chaussures rouges numéro 24 à Buckenwald. »

Le noir se fait. Dans une semi-obscurité un homme, pieds nus. On devine un piano à queue. Tour autour des feuillets blancs sont accrochés sur fond noir. Et le dialogue s’installe entre le pianiste et l’acteur, entre la musique et la parole, entre Haydn et Primo Levi, entre la Croix et l’enfer. Tout au long du spectacle, le décor changeant, brûlant, est un partenaire à part entière. Les lumières également, fluorescentes. Sur le mur, sur le sol, partout, se dessinent des ombres, des silhouettes, des numéros –les matricules des déportés-. Ce sont les tableaux de Sylvie Kajman, sublimes.

Serge Barbuscia est la soif. Il incarne cette soif multiple de l’homme, depuis le Christ crucifié, en passant par les déportés, jusqu’aux enfants aujourd’hui entassés dans des barques aux boyaux de gomme, tirant sur le sein froid et plat de leur mère. Avec des extraits de « Si c’est un homme », Serge Barbuscia, l’acteur, le metteur en scène, l’homme, interroge l’humanité. J’ai soif est un spectacle universel qui se donne pour objectif de réveiller les femmes et les hommes où qu’ils se trouvent. Le temps n’est plus aux tergiversations. Le déséquilibre qui s’installe dans le monde mène à la bascule des idéaux de démocratie, de liberté, de fraternité. Cette silhouette blanche émacié aux contours mal définis sur la croix en feu que dessine Sylvie Kajman, c’est un être qui a touché le fond. Ce n’est plus un homme. Hier, aujourd’hui, demain peut-être, anéanti, annihilé, retenu par les mêmes barbelés que ceux qui courent sur la scène à partir de la croix. Il est temps de le rappeler aux enfants.

« Tandis que, les mains vides, le pas lourd, nous revenons encore une fois de l’entrepôt, une locomotive nous barre la route, avec un bref coup de sifflet… »
Le crissement lancinant des roues grinçant sur les rails. C’en est trop ! Ce wagon italien « Ah ! Monter dedans, se blottir dans un coin, bien caché sous le charbon… » La folie guette à chaque pas… Rester en vie… Un pas après l’autre… Frisson parmi les spectateurs. Nuit et Brouillard…

Avoir choisi de coupler les mots de Primo Levi avec la musique de Joseph Haydn « Les sept dernières paroles du Christ en croix » magistralement interprétée par le grand pianiste Roland Conil et les acryliques de Sylvie Kajman procède du génie. Sept sonates avec une introduction et, à la fin, un terremoto, une extraordinaire variété d’émotions humaines et spirituelles que le pianiste sert admirablement. Les thèmes musicaux, tour à tour aériens ou pesants, dépouillés ou délicatement ornés, s’insèrent dans une construction harmonique et formelle qui fait s’opposer la douleur à la consolation, la haine à l’amour et le désespoir à la promesse d’un monde meilleur. Chaque thème répond aux sept dernières phrases du Christ, depuis : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » jusqu’au final : « Tout est accompli ! ». Tout est dans la retenue, dans les silences, dans les gestes et les mots. Le corps, les images et la musique se répondent, ou parfois se confondent, se contorsionnent, subliminaux. Il marche, à pas lents, voûté, harassé le long de ce qui semble être au sol, les lignes tracées d’une portée –le fameux palindrome de Haydn ? Ainsi la musique mêle sa plainte à celle de l’homme supplicié, à celui qui a encore la force de se demander avec stupeur comment un homme peut en frapper un autre sans colère. Serge Barbuscia est littéralement habité par le rôle. Sans forcer le personnage, avec une infinie douceur et grâce à son immense talent, le message est transmis, clair, et fend l’espace. Serge Barbuscia est lumineux.

Quand la lumière se fait, le public ovationne les artistes. Avant que Roland Conil et Serge Barbuscia ne quittent la scène, l’acteur et metteur en scène, Directeur du Théâtre du Balcon en Avignon, rend hommage à Sylvie Kajman qui n’a pu être présente ce soir. J’ai soif, une œuvre saisissante, poignante, vraie.

Il a martelé, insisté, ponctué : « Répétez-le à vos enfants ! Répétez-le à vos enfants ! »
C’est pour toi, petite Fany, que le piano a joué ce soir, que les paroles ont été dites. Pour toi et pour toutes les petites Fany, Emilie, Anna, Tatania… Pour les petits Ahmed, Loïc, léon, Théo… Pour que tu saches et que tu luttes afin que jamais, Plus jamais, le sourire d’un enfant ne s’efface.


Merci.
Danielle Dufour Verna

« J’ai soif »
Conçu et mis en scène par Serge Barbuscia
Dramaturgie : Pieralberto Marchesini
Interpété par Serge Barbuscia
Direction d’acteur : Clara Barbuscia
Acryliques : Sylvie Kajman
Décor et lumière : Sébastien Lebert
D’après “Si c’est un homme” de Primo Levi et Pierralberto Marchesini et “Les sept dernières paroles du Christ en Croix” de Joseph Haydn

Danielle Dufour Verna
Mis en ligne le Vendredi 29 Mars 2019 à 11:24 | Lu 335 fois

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