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« J’entrerai dans ton silence », de Hugo Horiot, Théâtre du Balcon, Avignon, du 6 au 28 juillet 2018

L’autisme, c’est simplement une autre forme d’intelligence, une autre façon d’aimer


Camille Arraz, Serge Barbuscia, Hugo Horiot  et Fabrice Lebert © DR
Camille Arraz, Serge Barbuscia, Hugo Horiot et Fabrice Lebert © DR
Il n’est pas difficile d’entrer dans la pensée de Serge Barbuscia et de comprendre les méandres de son âme qui le poussent systématiquement à monter des sujets difficiles, des sujets complexes dont il fait des chefs d’œuvre, car c’est un amoureux des textes vrais, des poètes et de la fraternité. Par le choix des adaptations qu’il propose, le directeur du Théâtre du Balcon dévoile une générosité, un amour profond de l’être humain et le public ne s’y trompe pas. Après le succès de ‘PompierS’ de Jean-Benoît Patricot dont nous avons parlé précédemment, Serge Barbuscia adapte les textes de Françoise Lefèvre et d’Hugo Horiot et nous plonge dans le monde si particulier de l’autisme.

Présenté en avant-première au Théâtre du Balcon, dans une salle comble, ce samedi 1er Juin 2018, en présence de l’auteur, Hugo Horiot, la pièce et les acteurs ont été ovationnés par le public.
Emouvant, intense, bouleversant, éprouvant, démentiel de vérité, avec trois acteurs splendides littéralement ‘habités’ par leurs rôles, cette pièce donne la parole à ceux que l’on ne veut pas entendre.

Les acteurs

« Surtout ne pas te regarder »
- Camille Carraz est admirable sous les traits de la mère. Elle est écrivaine, mais ne vivra plus dorénavant que pour et par son enfant. Elle est sensible, aimante, bienveillante, à l’écoute, respectueuse de son enfant, blessée et parfois submergée par la fatigue, l’incompréhension, le silence et la solitude, mais toujours dressée, combattive.
« J’écris pour ne pas étouffer sous le poids des jours »

C’est son amour, sa douceur, la considération qu’elle porte à son fils, sa pudeur, qui sauveront l’enfant. Elle ‘l’entend’ :
« Tu ne peux pas ne plus mâcher. Tu ne peux pas rester sans manger. Je vais me battre ! »
Elle entre dans son silence, parle le même langage, le comprend, l’accompagne, ne le brusque jamais, décrypte chaque geste, chaque trait de son visage, chaque souffle. Tous les pores de sa peau respirent à l’unisson de ceux de son enfant.

« Surtout pas l’hôpital, pas l’enfermement, ils vont me l’enlever ! »
Dévouée corps et âme à ce petit être qu’elle a mis au monde, elle affronte les institutions sans faillir.
« Plus de consultations, allez, viens. »
On sait, par le narrateur, qu’elle a accepté pourtant, pour lui, à bout de ressources, des traitements dégradants, violents, qu’elle a supporté des ‘soignants’ imbus de leur importance, mais elle les repousse dès que son enfant lui communique sa peur, sa colère. Elle ressent les démons qui le rongent, elle devine les mots qui s’entrechoquent, qui doivent impérativement s’échapper de ce cerveau pour ne pas l’étouffer, ne pas l’anéantir totalement. Un jour enfin, elle le met au monde une seconde fois. Ce jour-là, par amour infini pour sa mère, un mot, un seul, qu’il hurle comme une déchirure, mais aussi comme une délivrance, le cri de la vie qui gonfle ses poumons pour la première fois, « Maman » !

« J’ai trois ans, je ne parle pas, et vous n’entendrez aucun mot sortir de ma bouche… »
- Fabrice Lebert est l’enfant, l’adolescent, le fils prisonnier de son mutisme, « mon fils ». Une performance d’acteur bouleversante qui restitue tous les états d’âme de cet esprit torturé : la peur, l’effroi, la souffrance, la colère, la solitude, la tendresse et le tumulte d’un cerveau en ébullition. Son corps recroquevillé qui fuit la caresse semble léger, fragile. Il s’écarte du geste comme un faon apeuré.

Une voix off, puis la sienne, venue du fond de son esprit, prend le relais :
« Ce que j’entends en collant mon oreille, peut venir de l’autre côté du monde. »
Il ne sourit pas, ne parle pas, ne supporte aucun contact tant il est tourné vers l’intérieur, vers cette intelligence qui se construit dans sa tête, tandis que s’élabore un labyrinthe, un algorithme en formation.
« Ils ne savent pas comme les images défilent dans ma tête… Je rêve endormi, éveillé… Ils veulent détruire les images… Je ne veux pas entendre les voix et les cris autour de moi. Je préfère le silence. »
Tout est tuyau, boyau, vaisseau sanguin…. cordon ombilical ? Il veut retourner dans l’utérus de sa mère et fera tout pour y arriver. Là, à nouveau, il sera bien, protégé, entouré de douceur. Pour cela, ne plus manger, ne plus mâcher.

« Il me faut donc revenir infiniment petit…Je vais cesser de manger, ne plus mâcher…Si je parle, je vais grandir »
Ou bien, pourquoi-pas, aller au centre de la terre, cette terre ronde comme un ventre, là où tous les tuyaux se rejoignent. Mais c’est plus difficile.
« Je veux sortir de ce dédale qu’est mon enfance »
Il a six ans, il a dix ans. Ces mots qu’il ne prononce pas lui martèlent l’esprit. Assez des moqueries de ses camarades ! Assez de la suffisance des proviseurs, du cynisme de la société.
« Je ne veux pas voir Julien… » -il parle à son reflet, son double, sa moitié. Cette maman qui le suit avec tendresse, pour qu’elle vive, il doit tuer ce garçon en lui, ce Julien qui ne veut pas grandir. Il doit l’enterrer, même si une main le tire à lui, toujours. Il luttera sans cesse pour ne pas être englouti. Désormais, il s’appellera Hugo et sera roi puisqu’il est dorénavant maître des mots prononcés. Le talentueux Fabrice Lebert répercute avec force ce combat intérieur terrifiant.
« Aujourd’hui, j’ai ressuscité maman ! » « Hugo devait aller à la recherche des mots, des mots sonnés.»

- Serge Barbuscia est le narrateur : « Lui aujourd’hui, c’est un homme, il a 40 ans. Il est écrivain… »
Le narrateur intervient en témoin extérieur mais lucide, accusateur, et déroule des moments de vie. Le ton de la voix est calme, posé, juste. Il tranche avec l’atmosphère tendue, lourde, avec le désarroi de la mère et la révolte de l’enfant. C’est la voix de la vérité, celle qui éclaire, qui dit, qui témoigne.
« Devant elle des années de bagne, et elle va gagner ! » « Bienvenue dans le monde du paquet… »

Serge Barbuscia, qui joue également Julien, la première moitié d’Hugo, ce reflet qu’Hugo ne veut plus voir, est également le metteur en scène et l’adaptateur des textes d’Hugo Horiot et Françoise Lefèvre. Sa mise en scène est sobre, son décor, quasi spartiate, austère, avec un faux air de Grèce antique, ou d’hôpital…: des colonnes blanches alignées crescendo et ce qui ressemble à un lit couvert d’un drap blanc, légèrement incliné, au centre de la scène. Les comédiens les contournent, viennent dans la lumière, s’effacent dans le noir environnant. De longs silences, pour pénétrer celui de l’autisme. Un silence qui cogne de plein fouet l’agitation incessante des réflexions de l’enfant. Dans le désordre, il a 3 ans, puis 10 ans, puis 6 ans… En ne suivant pas la progression des dates -et donc de l’âge de l’auteur- Barbuscia crée un désordre qui déstabilise le spectateur, l’empêche de présumer de la suite, suscite l’étonnement par la surprise, le force à entrer de plain-pied dans le chaos des pensées et des mots qui giclent comme autant de cris de désespoir. On se retrouve ainsi dans la position de la mère, vacillant, peinant à dénouer la pensée de Julien. En cassant la chronologie normale du temps, Serge Barbuscia imprime au scénario un rythme véritable, un halètement continu, une urgence. Et par-dessus tout, il y a les monologues, les pensées-monologues qui se répondent, se croisent, se juxtaposent, face au public.

La très belle composition sonore et musicale, signée Eric Craviatto, est prépondérante dans l’atmosphère de la pièce. Par quelques touches de clavecin, des sons, un tic-tac d’horloge pour ce temps qui presse, elle est un partenaire indispensable au scénario, le précédant, le suivant, l’accompagnant. Autant de sentiments suggérés, appuyés, avec légèreté et sensibilité.

A la fin de la représentation, Serge Barbuscia invite Hugo Horiot à monter sur scène.

C’est sa vie que les acteurs ont interprété sous ses yeux. Moment intense d’émotion partagé par la salle. Merci Monsieur.

« Maintenant, les mots qui sortent de ma bouche seront des armes ! »
Françoise Lefèvre nous offre son témoignage sur son enfant différent, qu’elle préfère regarder comme un « Petit Prince cannibale » (Goncourt des lycéens 1990). Quelques trente années plus tard, son fils Hugo Horiot (L’Empereur, c’est moi, 2013 ; Autisme : j’accuse !, 2018), devenu adulte, se plaît à conjuguer inlassablement artiste avec autiste, d’une seule lettre qui change tout, en apparence ; deux voix intimes, aussi singulières qu’indivisibles, unies dans les mots sourds de l’écriture. Écrire et encore écrire, pour comprendre, faire comprendre, pour savoir et faire savoir.’
Tout en délicatesse, sur le fil de l’émotion, mais avec éclat, une pièce remarquable, non seulement par la qualité de son adaptation et de son interprétation, mais parce qu’elle touche à un sujet particulièrement sensible, celui de la différence, traité ici avec brio. Avec ‘J’entrerai dans ton silence’, ce sont des milliers d’enfants autistes qui crient enfin au monde leur souffrance muette et leur merveilleuse intelligence.
Danielle Dufour-Verna

Théâtre du Balcon
www.theatredubalcon.org
Réservations : 04 90 85 00 80

Danielle Dufour-Verna
Mis en ligne le Dimanche 3 Juin 2018 à 12:45 | Lu 3703 fois

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