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Marseille. « Levon Minassian invite Juan Carmona », de l’Arménie à l’Andalousie, apothéose musicale au Théâtre Toursky. Par Danielle Dufour-Verna

Plus une place libre dans cette magnifique salle du Théâtre Toursky, ce samedi 10 février, pour accueillir une création unique : « De l’Arménie à l’Andalousie ». Sur scène vont se succéder deux heures durant quatorze artistes que, seul, le génie musical conjugué de Lévon Minassian et de ces saltimbanques a pu réunir.


Levon Minassian
Levon Minassian

Ce soir, le Solano, ce vent qui enflamme Grenade et donne le vertige, s’est mêlé au doux zépur qui souffle à la tombée de la nuit sur le mont Ararat, pour une sorte de mélopée, le son de l’oud rayonnant dans les émirats arabo-andalous parvenu jusqu’aux plaines d’Erevan. Ce soir, le spectacle est singulier. C’est l’union musicale de deux grands virtuoses : Lévon Minassian, le plus grand joueur de doudouk au monde et Juan Carmona, fabuleuse guitare de la scène internationale, la source et le feu, la mélancolie et la joie, réunis pour parler de deux parcours, deux tragédies, deux exils. Surtout ne pas oublier. Faire vivre, subsister, le souvenir. Il y a dans l’atmosphère un « je ne sais quoi » qui vibre d’émotion retenue. Ce soir plus que jamais, le concert est exceptionnel.

L’affiche rouge

« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants »…

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan… »

Ils se nommaient Elek, Fontano ou encore Rajman et Manoukian. Ils sont morts fusillés« sans haine pour le peuple allemand »
.

Dans un silence absolu, Richard Martin s’avance. Il donne le la au concert de Lévon Minassian, la poésie d’Aragon en guise d’ouverture. Ovationné par le public, il ouvre ses bras fraternels aux artistes sur scène et, poète parmi les poètes, convie avec eux l’Arménie, la France, les peuples, à se donner la main pour raconter l’indicible, contrer l’oubli par l’amour.

Levon et Roselyne Minassian

Lévon Minassian et sa sœur, Roselyne Minassian, grande mezzosoprano à la voix de velours, apprennent aux spectateurs le décès de leur « maman adorée », survenu l’après-midi même. Ils joueront en son hommage et en l’hommage de toutes les mamans disparues. Le Doudouk de Lévon se fait plus tendre, doux, caressant ; souvent grave, mélancolique, comme une plainte. Plus que jamais, le musicien enchante le public. Il est sur scène et il est ailleurs...comme pour ce « Clair de Lune » où son âme s’envole :
- « Dans la nuit j’erre par les rues de mon village. Les gens qui me voient pourraient croire que je n’ai ni famille, ni demeure. Je pense seulement à la vie, au temps qui passe… »
Sa maîtrise, sa dextérité, sa délicatesse sont doublés de tristesse retenue, le cœur, l’amour, au bord des lèvres. Lévon Minassian est un virtuose. Il ne joue pas des morceaux du folklore arménien, il ‘est’ musique ; il ‘est’ douleur, tristesse, il est bonté. Il est la voix de son peuple. Et ce sont les iris, les colchiques, les orchidées, les pervenches, les fleurs d’abricotier qui diffluent leurs couleurs et leurs parfums sur la salle.

- « Je deviendrais rocher, je me ferais vague de l’océan, je pourrais devenir les larmes de tes yeux, pourvu que tu m’aimes, pourvu que l’amour ne meure jamais… »
Ce soir, Lévon et Roselyne ont bouleversé leur programme. Cette chanson est pour leur mère.
La voix de Gouzes Linim Roselyne Minassian s’élève, chaude, belle, forte. Elle se fait mélodie, lamentation, complainte. Des mots aux sonorités lointaines, des mots d’ailleurs, tellement beaux qu’ils en deviennent nôtres. C’est la voix de leur peuple, mais, ce soir, Roselyne et Levon sont la voix de leur « Mayrik », la voix d’Elise. Le sourire de leur maman flotte sur les spectateurs qui retiennent leur souffle ; magique !

Juan Carmona

Quatorze artistes, musiciens, chanteurs et danseuse confondus. Un mélange improbable de genres pour célébrer l’art à son plus haut sommet : la guitare Flamenca de l’artiste Juan Carmona en réponse au doudouk de Lévon Minassian. Son jeu est ébouriffant. Les doigts de ce guitariste fabuleux volent, nerveux, élastiques, surnaturels. Ils accrochent les cordes, les pincent, les frôlent, les effleurent. C’est tendre comme la caresse du vent, fort comme le galop d’un cheval sauvage, rugueux comme la terre aride de Cordoba, brûlant comme les notes qui le transcendent. Le doudouk et la guitare vivent ensemble, ou à tour de rôle, des moments à jamais uniques, bouillonnants, bouleversants, chargés de passion. Juan Carmona est une des plus belles guitares de la scène internationale. Sa musique parle de lui. Fils de gitan, formé au flamenco, il parcourt le monde et en rassemble les sonorités dans une recherche musicale humaniste, mêlant avec bonheur l’orient et l’occident, la culture orale et écrite. En résulte un artiste multiforme aussi à l’aise avec un orchestre symphonique qu’en accompagnement improvisé ou en récital solo. Plébiscité par les plus grandes figures du flamenco avec certains desquels il a joué, Juan Carmona est un musicien investi de l’héritage des anciens, qu’il marrie avec délice à la modernité musicale et au classique pur.

Quintet « Barok’n’pop »

Aussi improbable le mélange avec l’ensemble « Barok’n’Pop » ! Chemises rouges en accord avec les lumières chaudes de la scène, leur musique baroque épouse étrangement l’ambiance de ce concert hors du commun. Ni pop, ni symphonique, l’orchestre Barok’n’pop est un ensemble éclectique abordant avec audace tous les répertoires autour de leur chef charismatique, Bernard Amrani. L’envie de ce chef audacieux : rompre avec la tradition des concerts classiques et ouvrir la scène à tous les styles, faire des arrangements originaux et sur mesure adaptés à une formation inédite. Ce soir, le pari est tenu et le public ne s’y trompe pas. Ces musiciens de talent proposent une version originale en adéquation parfaite avec l’endroit et le moment. Ils sont cinq ce soir, mais l’orchestre, à géométrie variable, va du simple quatuor acoustique à un ensemble plus étoffé où se mêlent cordes et voix.

Anahid Ter Boghossian au piano et Serge Arribas au clavier,

deux artistes exceptionnels. Le piano d’Anahid Ter Boghossian révèle une réelle plénitude : intensité des attaques sans les forcer, justesse d’exécution, nuances et douceur des mélodies, son et toucher délicats, une intelligence musicale raffinée. Le public est conquis. Serge Arribas est, entre autre, l’accompagnateur attitré de Lévon Minassian. Sa maîtrise du clavier, son doigté, sa musicalité, font mouche à chaque fois.

Michèle Lubicz au doudouk et Jacques Vincensini au doudouk basse,

ont ajouté le son merveilleux de leurs instruments respectifs au doudouk de Lévon Minassian, faisant de ce trio la résurgence de la résistance d’un peuple, le son plaintif des ancêtres disparus. Ce soir, avec maestria, les deux amis ont enveloppé de tendresse leur partenaire. Enseignante de flûte à bec, Michèle Lubicz, venue spécialement de Genève, est « tombé en amour » pour le doudouk. Jacques Vincensini est un musicien multi-intrumentiste. Son doudouk basse au son très velouté accompagne à merveille ses compagnons.

Kelly Martins et Michèle Lubicz

Deux voix envoûtantes pour « dire » l’Arménie et la perte :

- « De ma douce Arménie, berceau de Haïk, j’aime la langue
A la saveur solaire, de nos vieux saz j’aime la voix plaintive,
J’aime le sang des fleurs, l’odeur des roses qui flamboient,
Et j’aime voir danser les filles les plus belles - celles du Naïri !
J’aime l’abîme obscur de notre ciel, la transparence des sources, la lumière lacustre, le feu noir de l’été, le vent, la neige au comble de l’hiver, le délire des neiges, les cris vertigineux du vent… j’aime la sauvage, la charbonneuse figure des demeures séculaires, noyées dans l’ombre, et la pierre, l’indestructible pierre des villes mémorables… »

Lilith Saribekyan, danseuse

Plusieurs verbes sont utilisés en arménien pour danser. Le plus ancien est " Gakavél " qui vient de " gakav " la perdrix. Danser signifiait donc se mouvoir d’une jambe sur l’autre et s’envoler comme la perdrix. Ce terme est désuet. Mais c’est celui qui sied le mieux à Lilith Saribekyan. Tel un oiseau, sa danse improvisée nous transporte. Les collines, les champs, les vieux murs de pierre, parviennent jusqu’à nous. Avec l’élégance des gestes et la beauté de ses costumes, Lilith Saribekyan danse l’Arménie.

Un succès mérité

Le bonheur de jouer ensemble, une conception identique de la musique, une envie commune d’arpenter l’histoire : Levon Minassian a frappé juste en rassemblant ces artistes. Tel un bateau ivre, la salle bondée du théâtre Toursky a tangué ; ivre oui, mais de mélodie, de poésie, d’émotion. Ce concert restera en suspens sur la corde du temps. Il marque au cœur les centaines de spectateurs applaudissant les intervenants à tout rompre, scandant le nom de « Lévon », debout. Un succès retentissant, mérité de bout en bout.
Merci Monsieur Lévon Minassian. Merci au théâtre Toursky, constant dans l’excellence de ses spectacles.

Danielle Dufour-Verna
Mis en ligne le Mercredi 14 Février 2018 à 19:00 | Lu 1300 fois

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