Vincent Van Gogh Pont basculant à Nieuw-Amsterdam Automne 1883, aquarelle sur papier, 40,3 x 82,2 cm. Collection Groninger Museum, Groningen © Collection Groninger Museum, Groningen
Tout a été dit sur la fragilité psychologique de Van Gogh, sur ses troubles bipolaires, sa schizophrénie et sur ses crises de délire accompagnées d’hallucinations, ainsi que sur leurs conséquences directes sur son oeuvre et sa manière de voir le monde. Mais il est légitime de se demander si l’analyse de ses troubles graves, mise en relation avec l’analyse de ses oeuvres n’a pas finalement fait oublier l’essentiel.
Une approche plus traditionnelle de son oeuvre permet de constater avant tout que ses références vont se tourner vers un art qui est le contraire de celui qu’il a produit : celui de Hiroshige. Un art dont toute la philosophie repose sur la solidité, la composition, la sérénité, le voyage et la paix intérieure.
Cette rencontre des opposés est étonnante mais rendue possible aujourd’hui grâce à l’exposition simultanée de l’art de Van Gogh et de celui de Hiroshige à la Pinacothèque de Paris. Jamais une étude aussi poussée des références de Van Gogh n’avait été faite et jamais une confrontation aussi audacieuse n’avait été tentée. Elle permet de se rendre compte que les références de Van Gogh au japonisme en général et à Hiroshige en particulier ne sont pas seulement réduites à quelques oeuvres phares, copies évidentes du maître d’Edo (ancien nom de Tokyo jusqu’en 1868), mais que la majorité de ses paysages à partir de 1887 sont construits autour d’un système référentiel au centre duquel se retrouve, presque systématiquement, l’oeuvre de Hiroshige. En montrant une quarantaine d’oeuvres et principalement des paysages, l’exposition – qui est aussi la première consacrée uniquement à l’artiste hollandais depuis des décennies à Paris – est une démonstration claire de l’importance du japonisme dans l’art impressionniste. La comparaison avec Hiroshige grâce à ces deux expositions concomitantes est évidemment une première qui permet une confrontation d’une précision incomparable.
Pourtant, tout le monde connaît les références au japonisme dans l’oeuvre de Van Gogh mais souvent on considère qu’il s’agit de deux ou trois exemples isolés, des copies presque serviles d’estampes de Hiroshige. Mais cette référence va très au-delà. La découverte du Japon par Van Gogh se fait à travers les oeuvres de plusieurs artistes japonais dans la boutique d’un marchand parisien d’estampes et de gravures japonaises. Siegfried Bing tient commerce près de la rue de Provence, il y est possible de consulter librement tout ce que l’on veut, de fouiller dans les armoires et d’admirer sans limite les réserves de ce « fou » du Japon. On imagine Van Gogh, le tourmenté, découvrir le monde de Hokusai, Hiroshige, Utamaro ou Harunobu dans le grenier de Siegfried Bing et acheter, avec son frère Theo, tout ce qu’il est possible d’acheter de ces « photographies » parfaites d’un autre monde, presque idéal par sa beauté, son achèvement esthétique, sa sérénité et ses perspectives apaisantes.
En s’aventurant dans ce monde, Van Gogh franchit un pas supplémentaire, jusqu’alors insoupçonné, dans sa névrose. Il va faire du Japon fantasmé un refuge, une réalité rêvée, s’y transporter avec une intensité encore accentuée par ses troubles psychiques.
Ainsi lit-on dans l’une des lettres de Van Gogh à son frère : « Pour ce qui est de rester dans le midi, même si c’est plus cher – Voyons, on aime la peinture Japonaise, on en a subi l’influence – tous les impressionnistes ont ça en commun – et on n’irait pas au Japon c’est-à-dire, ce qui est l’équivalent du Japon, le midi. – Je crois donc qu’encore après tout l’avenir de l’art nouveau est dans le midi. »
Cette phrase extraordinaire est indubitablement une clé de lecture incontournable de l’oeuvre de Van Gogh. Que ce soit par le biais de son trouble bipolaire ou par simple et pure imagination, Van Gogh va dans son délire voir le Midi de la France comme étant le Japon. Comme une pure transposition mentale. Avec cette clé de lecture, la référence au japonisme n’est plus seulement un modèle analytique parmi d’autres, elle devient un véritable code de lecture pour tout son oeuvre, dès l’instant où Van Gogh se rend dans le Midi de la France. La confrontation iconographique entre ses oeuvres et l’art de Hiroshige, celui qui de tous les artistes japonais semble le plus l’avoir marqué, est impressionnante tant chacune de ses oeuvres, chacun des ses choix de paysage devient une référence directe à ce qu’il a pu voir dans l’art du Japonais pendant les heures passées chez Bing. Ce qui semblait n’être qu’un épiphénomène dans l’oeuvre du maître avec ses deux copies, devient une logique de choix presque systématique tant pour le cadrage que dans le choix du sujet, la référence à la lumière, et même à la couleur. Quand Van Gogh est dans le Midi, dans sa tête il est au Japon. Ou tout au moins dans le Japon tel qu’il l’imagine. Chacun des plans qu’il choisira pour ses paysages ou ses scènes de genre sera toujours en référence à l’art de Hiroshige. Que ce soit par une référence directe ou par un jeu de références composites, l’art de Van Gogh se transforme en une reprise moderne et tourmentée des thèmes et des sujets que Hiroshige a peints un siècle et demi auparavant à l’autre bout du monde. Des copies serviles qu’il a pu faire à deux ou trois reprises, il passe très vite à l’interprétation, à l’inspiration, à la référence. Mais le processus de création chez lui se fait en stricte référence au maître d’Edo. Il place dans ses paysages tel personnage fantomatique qu’il avait trouvé dans certaines scènes de Hiroshige. Il donne, par ailleurs, à ses paysages des structures et des compositions identiques à celles de certains paysages de Hiroshige.
Cette exposition permet donc aujourd’hui de faire la lumière sur ce monde référentiel. Les rapprochements iconographiques sont d’une évidence criante, parfois tellement troublante que l’on en reste incroyablement surpris. Mais je laisse à chacun le plaisir de faire lui-même ces rapprochements et peut-être d’en trouver d’autres.
Je remercie infiniment Sjraar van Heugten, l’un des plus éminents spécialistes de Van Gogh, de m’avoir suivi dans l’approfondissement de cette analyse, ainsi également que Messieurs Weisberg et Van der Veen, autres éminents spécialistes du peintre. Je remercie surtout le musée Kröller-Müller d’Otterlo – l’une des collections les plus importantes et la plus remarquable de Van Gogh au monde – et toute son équipe d’avoir accepté de me laisser choisir dans leur collection les oeuvres qui permettent aujourd’hui cette relecture de l’oeuvre de Van Gogh. Je laisse donc chacun ici découvrir ou redécouvrir l’art de Van Gogh avec cette nouvelle clé de lecture.
Marc Restellini, directeur de la Pinacothèque de Paris.
Une approche plus traditionnelle de son oeuvre permet de constater avant tout que ses références vont se tourner vers un art qui est le contraire de celui qu’il a produit : celui de Hiroshige. Un art dont toute la philosophie repose sur la solidité, la composition, la sérénité, le voyage et la paix intérieure.
Cette rencontre des opposés est étonnante mais rendue possible aujourd’hui grâce à l’exposition simultanée de l’art de Van Gogh et de celui de Hiroshige à la Pinacothèque de Paris. Jamais une étude aussi poussée des références de Van Gogh n’avait été faite et jamais une confrontation aussi audacieuse n’avait été tentée. Elle permet de se rendre compte que les références de Van Gogh au japonisme en général et à Hiroshige en particulier ne sont pas seulement réduites à quelques oeuvres phares, copies évidentes du maître d’Edo (ancien nom de Tokyo jusqu’en 1868), mais que la majorité de ses paysages à partir de 1887 sont construits autour d’un système référentiel au centre duquel se retrouve, presque systématiquement, l’oeuvre de Hiroshige. En montrant une quarantaine d’oeuvres et principalement des paysages, l’exposition – qui est aussi la première consacrée uniquement à l’artiste hollandais depuis des décennies à Paris – est une démonstration claire de l’importance du japonisme dans l’art impressionniste. La comparaison avec Hiroshige grâce à ces deux expositions concomitantes est évidemment une première qui permet une confrontation d’une précision incomparable.
Pourtant, tout le monde connaît les références au japonisme dans l’oeuvre de Van Gogh mais souvent on considère qu’il s’agit de deux ou trois exemples isolés, des copies presque serviles d’estampes de Hiroshige. Mais cette référence va très au-delà. La découverte du Japon par Van Gogh se fait à travers les oeuvres de plusieurs artistes japonais dans la boutique d’un marchand parisien d’estampes et de gravures japonaises. Siegfried Bing tient commerce près de la rue de Provence, il y est possible de consulter librement tout ce que l’on veut, de fouiller dans les armoires et d’admirer sans limite les réserves de ce « fou » du Japon. On imagine Van Gogh, le tourmenté, découvrir le monde de Hokusai, Hiroshige, Utamaro ou Harunobu dans le grenier de Siegfried Bing et acheter, avec son frère Theo, tout ce qu’il est possible d’acheter de ces « photographies » parfaites d’un autre monde, presque idéal par sa beauté, son achèvement esthétique, sa sérénité et ses perspectives apaisantes.
En s’aventurant dans ce monde, Van Gogh franchit un pas supplémentaire, jusqu’alors insoupçonné, dans sa névrose. Il va faire du Japon fantasmé un refuge, une réalité rêvée, s’y transporter avec une intensité encore accentuée par ses troubles psychiques.
Ainsi lit-on dans l’une des lettres de Van Gogh à son frère : « Pour ce qui est de rester dans le midi, même si c’est plus cher – Voyons, on aime la peinture Japonaise, on en a subi l’influence – tous les impressionnistes ont ça en commun – et on n’irait pas au Japon c’est-à-dire, ce qui est l’équivalent du Japon, le midi. – Je crois donc qu’encore après tout l’avenir de l’art nouveau est dans le midi. »
Cette phrase extraordinaire est indubitablement une clé de lecture incontournable de l’oeuvre de Van Gogh. Que ce soit par le biais de son trouble bipolaire ou par simple et pure imagination, Van Gogh va dans son délire voir le Midi de la France comme étant le Japon. Comme une pure transposition mentale. Avec cette clé de lecture, la référence au japonisme n’est plus seulement un modèle analytique parmi d’autres, elle devient un véritable code de lecture pour tout son oeuvre, dès l’instant où Van Gogh se rend dans le Midi de la France. La confrontation iconographique entre ses oeuvres et l’art de Hiroshige, celui qui de tous les artistes japonais semble le plus l’avoir marqué, est impressionnante tant chacune de ses oeuvres, chacun des ses choix de paysage devient une référence directe à ce qu’il a pu voir dans l’art du Japonais pendant les heures passées chez Bing. Ce qui semblait n’être qu’un épiphénomène dans l’oeuvre du maître avec ses deux copies, devient une logique de choix presque systématique tant pour le cadrage que dans le choix du sujet, la référence à la lumière, et même à la couleur. Quand Van Gogh est dans le Midi, dans sa tête il est au Japon. Ou tout au moins dans le Japon tel qu’il l’imagine. Chacun des plans qu’il choisira pour ses paysages ou ses scènes de genre sera toujours en référence à l’art de Hiroshige. Que ce soit par une référence directe ou par un jeu de références composites, l’art de Van Gogh se transforme en une reprise moderne et tourmentée des thèmes et des sujets que Hiroshige a peints un siècle et demi auparavant à l’autre bout du monde. Des copies serviles qu’il a pu faire à deux ou trois reprises, il passe très vite à l’interprétation, à l’inspiration, à la référence. Mais le processus de création chez lui se fait en stricte référence au maître d’Edo. Il place dans ses paysages tel personnage fantomatique qu’il avait trouvé dans certaines scènes de Hiroshige. Il donne, par ailleurs, à ses paysages des structures et des compositions identiques à celles de certains paysages de Hiroshige.
Cette exposition permet donc aujourd’hui de faire la lumière sur ce monde référentiel. Les rapprochements iconographiques sont d’une évidence criante, parfois tellement troublante que l’on en reste incroyablement surpris. Mais je laisse à chacun le plaisir de faire lui-même ces rapprochements et peut-être d’en trouver d’autres.
Je remercie infiniment Sjraar van Heugten, l’un des plus éminents spécialistes de Van Gogh, de m’avoir suivi dans l’approfondissement de cette analyse, ainsi également que Messieurs Weisberg et Van der Veen, autres éminents spécialistes du peintre. Je remercie surtout le musée Kröller-Müller d’Otterlo – l’une des collections les plus importantes et la plus remarquable de Van Gogh au monde – et toute son équipe d’avoir accepté de me laisser choisir dans leur collection les oeuvres qui permettent aujourd’hui cette relecture de l’oeuvre de Van Gogh. Je laisse donc chacun ici découvrir ou redécouvrir l’art de Van Gogh avec cette nouvelle clé de lecture.
Marc Restellini, directeur de la Pinacothèque de Paris.
Utagawa Hiroshige Paysannes ramenant la récolte de coton Série des Soixante-neuf étapes du Kisokaid?, 1838-1842, nishiki-e (estampe à partir d’une gravure colorée) : papier, encre, pigments, dim. max. 25 x 35,5 cm. Museum Volkenkunde, Leiden/Musée national d’Ethnologie, Leyde, inv. 2751-65 © Museum Volkenkunde, Leiden/Musée national d’Ethnologie, Leyde
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