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Jeanne au bûcher, d'Arthur Honegger, Opéra de Lyon, du 21 janvier au 3 février 2017

La force visionnaire de Romeo Castellucci et la baguette de Kazushi Ono, familier de cette période, retraceront les derniers moments d’une Jeanne d’Arc exaltée et angoissée, incarnée par Audrey Bonnet, aux côtés du frère Dominique de Denis Podalydès.


© DR
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Identification d’une flamme
Oratorio dramatique composé en 1935 par le Suisse Arthur Honegger, Jeanne d’Arc au bûcher est un parfait exemple de symbiose artistique. L’ancien du Groupe des six et entre autre collaborateur d’Abel Gance pour le cinéma, dont le premier opéra Le Roi David fut un triomphe en 1921, multiplie à l’époque les échecs lyriques (Amphion et Sémiramis avec Paul Valéry, Cris du monde sur un texte de René Bizet). À la recherche d’un frère artistique, il explique dans un article déprimé, Pour prendre congé : « Je rêve d’une collaboration qui parviendrait à être si totale que, souvent, le poète pensât en musicien et le musicien en poète, pour que l’œuvre issue de cette union ne soit pas le hasardeux résultat d’une série d’approximations et de concessions, mais l’harmonieuse synthèse des deux aspects d’une même pensée. » Il trouvera ce collaborateur fusionnel en la personne de Paul Claudel.

Extrême et inversé
L’auteur du Soulier de satin, pourtant réticent à écrire sur la pucelle, trouve l’inspiration à Bruxelles où il est ambassadeur et délivre en quinze jours le livret aux onze tableaux qui retrace la vie de la combattante. Honegger, lui, met une année pour composer sa fresque lyrique houleuse et inquiète avec récitants, chanteurs et chœurs. Leur association fait se rejoindre les extrêmes, « les deux aspects d’une même pensée » : un rôle de Jeanne parlé et non chanté dont le sel interprétatif réside dans une prosodie de l’entre-deux ; une œuvre qui mêle élan poétique et vérité historique, drame et grotesque, début et fin puisque construite sur un mode chronologique inversé.

Polémique et élastique
Cette production de l’Opéra de Lyon (avec celui de Perm et de Bruxelles) dirigée par Kazushi Ono est mise en scène par Romeo Castellucci, « enfant terrible » du théâtre européen, artiste visionnaire aussi clivant que passionnant. Le travail de l’Italien, au symbolisme élastique dans des écrins scéniques spectaculaires, qui peut par exemple démontrer le caractère russe de Jésus ou faire tomber trois voitures des cintres sur la scène des ateliers Berthier, avait suscité de vives polémiques en 2011 pour Sur le concept du fils de Dieu (où un homme jette des excréments sur le visage du Christ), et de plus douces en octobre 2015 après son Moïse et Aaron à l’Opéra Bastille, où Castellucci a fait venir sur scène un taureau d’1,5 tonnes. Après le mutisme de Moïse, c’est à un autre type de voix, toujours guidée par la parole de Dieu, à laquelle l’artiste s’attache.

Notes de mise en scène, par Romeo Castellucci

Jeanne d’Arc au bûcher, oratorio dramatique d’Arthur Honegger sur un livret de Paul Claudel, s’inspire des actes du procès pour esquisser un portrait allégorique de Jeanne la Pucelle. Comment avez-vous abordé le personnage de Jeanne d’Arc?
Jeanne d’Arc est un personnage qu’il faut aborder en prenant de la distance, un personnage pour lequel une bataille s’impose, celle qui consiste à l’affranchir du poids de l’histoire et de la propagande. Jeanne d’Arc est une sainte catholique condamnée pour hérésie, érigée en symbole du martyre glorifié ; c’est une héroïne pour les républicains et les royalistes, une icône pour le régime de Vichy et les mouvements de résistance ; elle fait figure d’emblème pour les Suffragettes et la défense des droits démocratiques mais les partis nationalistes et les xénophobes s’en sont aussi emparés pour en faire leur nouveau porte-drapeau. Elle a été tour à tour assimilée à des figures bibliques telles qu’Esther ou Judith, à une prostituée finaude, à l’incarnation sur terre de la pureté spirituelle, à une amazone, à une sorcière.
Dès lors, il s’agit principalement de s’insurger contre les symboles, contre l’hagiographie, contre la commémoration nostalgique de l’histoire et contre la célébration de l’héroïne céleste. Cette Jeanne d’Arc n’est ni la sainte, ni la victime expiatoire de la « raison politique ». Il s’agit de couper radicalement avec son image, avec les strates idéologiques qui y ont sédimenté. Il s’agit d’enterrer les oripeaux des symboles en les considérant tout au plus comme des épaves inhumées.
Cette mise en scène se présente alors comme une opération qui consiste à dépouiller quasi littéralement le personnage de Jeanne d’Arc de ses couches de peau successives pour pouvoir saisir l’être humain dans sa nudité. C’est une allusion à la fouille stratigraphique et à l’exhumation archéologique. C’est une façon de ramener ce personnage à la réalité, avec son pouvoir fracassant d’extraction d’un élément vivant et parlant. Il ne s’agit pas de se demander ce que Jeanne d’Arc signifie pour nous aujourd’hui mais ce que nous, nous signifions pour elle. Jeanne devient le miroir qui renvoie au spectateur que je suis mon propre regard pour que je devienne le témoin oculaire de ma propre présence.

Dans Jeanne d’Arc au bûcher la forme - l’oratorio - et le drame musical se fondent pour ne faire plus qu’un et cette unité est inattendue. Comment êtes-vous entré dans cet opéra fondé sur une relation « contrapuntique » entre les mots, les sons et l’action scénique ?
Honegger accomplit une forme de déconstruction du genre lyrique. Nous savons que sa conception de l’opéra était fondée sur une critique profonde du théâtre lyrique qu’il considérait comme proche du tarissement. Selon lui, l’avenir de l’opéra résidait dans une dramaturgie capable d’accueillir synchroniquement des valeurs musicales et des voix récitantes interprétées par des acteurs. Cette juxtaposition de dialogues parlés, de mélologues déclamés suivant le tempo et de véritable chant crée des espaces de liberté extraordinaires.
Dans le livret, le parti pris de Claudel se fonde sur le topos selon lequel lorsque la mort est proche,le mourant voit défiler toute sa vie. La séquence allégorisée des flash-back permet une sorte de récapitulation extrême de la vie de Jeanne et se prête à une représentation victimaire de l’humble petite bergère qui endosse le rôle de bouc émissaire. Pour ce faire, Claudel le catholique nous restitue une France païenne traversée par une grossièreté carnavalesque qui célèbre le ventre, la chère, le vin avec une allusion à la sexualité, latente dans ce type de fêtes. Au plan musical, Honegger incarne cette dimension folklorique en jouant sur une juxtaposition de styles et de langages hétérogènes, de l’ingénuité de la chanson de Trimazô au hurlement sourd des ondes Martenot, de la franche sonorité populaire de la musique de foire au chant antiphonal. La musique, composée suivant les strates de la mémoire, est une porte qui s’ouvre sur un voyage intérieur. On peut dire que cette mise en scène sert la musique d’Honegger et « dessert » le livret de Claudel.

Dans le livret de Claudel, la scène du bûcher constitue le point d’orgue dramatique à partir duquel la vie de Jeanne se déroule à rebours. Dans votre mise en scène, comment se présente ce voyage à rebours ?
Il m’a fallu faire tomber Jeanne d’Arc de son piédestal et introduire un personnage médian, un être humain « sans contenu ». La Pucelle fait irruption telle la foudre qui s’abat sur une personne quelconque et vient perturber un aperçu de quotidienneté. Cette nouvelle présence, qui vit maintenant en un lieu inapproprié, devient l’enveloppe qui abrite les voix que nous écoutons, une figure prismatique dans laquelle se réfractent les strates de cette histoire. Il est question d’invasion et de possession. C’est comme si Jeanne devenait à son tour une voix. Dans un certain sens, on pourrait dire que sur scène il n’y a personne à part les voix. La dimension acousmatique et la spatialisation du son sont essentielles. Cet espace de fiction fait s’écrouler toute référence, met entre parenthèses le personnage de Jeanne pour en proposer une nouvelle représentation sous un autre angle, très terre à terre, dans le but de mettre au jour un noyau humain dans la niche laissée vacante par le symbole. Il s’agit de mettre une chose dans une autre pour percevoir le sens de l’erreur fatale : c’est un piège qui écarte la voie de l’illustratif. Nous sommes en présence d’un milieu qui « ne correspond pas » et ici les éléments festifs, ironiques et caricaturaux se drapent d’obscurité. Ce détachement permet de changer la clé de lecture de chaque objet. Il s’agit de jouer un double jeu en admettant en toute conscience l’élément étranger, en érigeant une structure complexe avec laquelle transiger avant de l’abattre. Son approximation calculée et son caractère indéterminé créent un champ de liberté pour le spectateur, une sorte de porte laissée ouverte.
Jeanne entendait des voix, nous entendons la voix – loin, très loin – de Jeanne.

Jeanne d’Arc au bûcher
Oratorio dramatique en 11 scènes avec prologue, 1938
Livret de Paul Claudel En français

Durée : 1h20 environ
Tarifs de 10 à 94€

Direction musicale : Kazushi Ono
Mise en scène, décors, costumes et lumières :
Romeo Castellucci
Dramaturge : Piersandra Di Matteo
Collaboratrice artistique: Silvia Costa

Jeanne d’Arc : Audrey Bonnet Frère Dominique : Denis Podalydès La Vierge : Ilse Eerens
Marguerite : Valentine Lemercier
Catherine: Marie Karall
Ténor solo (une voix, Porcus, 1er Héraut, Le Clerc) :
Jean-Noël Briend

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon

Janvier 2017
Samedi 21 20h
Lundi 23 20h
Mercredi 25 20h
Vendredi 27 20h
Dimanche 29 16h
Mardi 31 20h

Février 2017
Jeudi 2 20h
Vendredi 3 20h

Pierre Aimar
Mis en ligne le Vendredi 2 Décembre 2016 à 14:47 | Lu 870 fois

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