Belkacem Boudjellouli ou la faim des utopies
Episode 1/ « Vers des temps obscurs »
Un titre, une photo, un texte, une oeuvre plastique (installation1)
De l'autre coté de la vitre, dans le volume blanc de la Vitrine Régionale d'Art Contemporain, trois éléments sont disposés. Au premier plan, un panneau de signalisation routière, indiquant des travaux; à son pied, des plumes, du duvet. En arrière, sur le mur du fond, une phrase écrite en lettres de fil de fer : « on fera travailler les feignants et les bras cassés ».
Rébus ou jeu de piste, l'oeuvre de Belkacem Boudjellouli s'installe au fil d'une succession d'indices dont le contenu de la vitrine est l'aboutissement provisoire.
Le titre : « Vers des temps obscurs » résonne comme une sombre prophétie, écho d'une actualité riche en mauvaises nouvelles, vers des perspectives peu réjouissantes.
Boudjellouli nous parle-t-il de la situation politique française, de malsaines manoeuvres pré-électorales, de chômage et de pauvreté croissante? Du réchauffement climatique, de pollution, de catastrophes naturelles, de catastrophe nucléaire? Des crises, conflits, guerres, interventions militaires que subissent des centaines de milliers d'humains? De la facilité avec laquelle nous entamons l'énumération de ce que pourraient être ces temps obscurs, je déduis qu'il touche juste.
Mais ce titre ne vient pas seul, il est accompagné d'une photographie, sur le carton d'invitation et l'affiche de l'exposition. Elle nous montre, au volant d'un tracteur bleu, traversant l'image de gauche à droite, un homme, manches relevées, retourné, qui nous regarde tandis qu'il s'éloigne, chargé d'ombre, dans ce pré d'herbe d'un vert saturé, bordé d'arbres qui ferment l'horizon, sans que nous sachions quelle tâche il effectue, ni vers où il va. Vers des temps obscurs? Il nous regarde, et nous place, nous spectateurs, à la place du photographe, de l'artiste, nous qui maintenant voyons comme il a vu.
Ses travaux précédents témoignent du regard que Belkacem Boudjellouli porte sur ceux qui l'entourent, et le regardent. Tous ceux là, tout cela, le regarde. Il photographie. Il dessine. Il écoute. Ceux qui l'ont vu les regarder, peuvent le regarder dans ses dessins qui les montrent. Il entend. Il entend bien les montrer. Il prend note. Son fusain, cet outil minimal, préhistorique et concrètement moderne, est le moyen de son regard.
Regard dont la distance n'est pas dans l'échelle, mais dans les modulations de l'outil, sur le papier, ces traces de charbon qui font naître à nos yeux l'image, notes d'une flûte que nous écoutons des yeux, enchantés de l'illusion soudaine d'un réel indubitable : lui, c'est Mouss, voici M. et Mme D… et ce n'est qu'un dessin, c'est cela un dessin.
Ici, dans la vitrine, un panneau : « Attention! Travaux ». Nous le connaissons tous. Triangle pointe en haut, sur fond blanc, il porte ce pictogramme noir symbolisant le travailleur, qui manche en mains, charge d'une poussée dans un tas triangulaire de goudron, une éternelle pelletée. Mais l'évidence à nouveau, de l'image connue, de l'objet familier, s'érode sous une observation attentive : nous sommes tombés dans le panneau. Car, ce n'est pas un panneau, c'est l'image d'un panneau « en vrai », image en trois dimensions, donc si l'on veut bien, sculpture, fabriquée par l'artiste en carton et papier collés, peint en blanc et au goudron.
Au goudron, le bonhomme, le travailleur, au goudron l'outil, au goudron, le goudron.
Sur ce goudron, quelques plumes collées. Au pied du panneau, un petit tas de plumes, de duvet. Du goudron? Des plumes?
Pour qui ? Pour quoi? Pour ce travailleur, noir comme goudron? Pour l'éternel prolo qui manie la pelle? Pour l'étranger de l'intérieur, le feignant, la feignasse, le bras cassé? Pour le spectateur, ce feignant inculte qui doit résoudre l'énigme de l'oeuvre sinon... ?
Mais dans ces histoires de goudron, encore faut-il savoir qui y a laissé des plumes? Ou qui s'est fait plumer? Le goudron trace la voie... vers des temps obscurs?
Oui, « On fera travailler les feignants et les bras cassés ». Menaçante et familière promesse.
Pourquoi il nous dit ça, Boudjellouli ? Oh! Qu'est ce que t'as, Boudjellouli ? Pourquoi t'es pas au charbon, Boudjellouli? Sois sage comme une image, sinon, c'est le goudron, et les plumes.
Mais il y est, au charbon, au charbon de bois, au fusain même, Boudjellouli. Et au fil de fer. Il observe, il dessine. Il dessine des gens, il dessine des mots, il dessine des phrases. Il réfléchit, il réfléchit aux réflexions, celles qu'il écoute, celles qu'il entend, souvent, partout, souvent dans les bistrots, où les travaillleurs, les malins, les feignants, les bras cassés, les dessinateurs refont le monde.Episode 2/ « On va au dépôt de munitions et on revient, bougez pas »
(installation1)
Maintenant, derrière la vitrine, face à nous, sur le mur du fond, un tableau.
Ce n'est pas le type de tableau que l'on pourrait s'attendre à voir exposé dans un espace dédié à l'art. C'est un tableau noir, un tableau d'école. Sur ce tableau noir, maladroitement tracée à la craie blanche, avec quelques repentirs, de petits effaçages, une partition. Sans titre. Sans paroles. Encore faut-il que l'amateur d'art connaisse la musique.
Au centre, au sol, deux éléments : un sapin de noël, petit sapin synthétique premier prix, équipé de sa guirlande électrique, de ses boules multicolores, et un jouet : tournant autour du sapin, un train électrique – une locomotive arborant, flottant au vent, un drapeau rouge, suivie d'un long wagon de voyageurs – dans une inlassable révolution sur la boucle ovale de ses rails. Pas de gare. Un aiguillage pour une voie parallèle, inutilisée.
Un titre: guerrier, révolutionnaire, résistant, dans l'air du temps, poussé sur les barricades? Ou bien un cri d'assoiffé, rechargeant en canettes l'arme qu'il dirige contre lui-même, pour lutter contre l'ennemi intérieur? Pour l'image: voir épisode 1, précisons : un tracteur attelé d'un godet, pour les munitions?
Donc, un sapin, des guirlandes, un train électrique, un chant de Noël? Un chant qui fait rêver, un chant qui réunit. Noël? Et les yeux des enfants, et les yeux des adultes, les yeux des feignants et ceux des bras cassés brillent, scintillent, les coeurs émus gonflent d'espoir, de voeux de bonheur, de souhaits; des rêves se forment, demain sera un cadeau pour tous. C'est « l'Internationale ».
Et le train, drapeau rouge au vent, tourne, tourne, tourne autour du sapin. Nous enchante, nous emmène...
Le père Noël et le petit Jésus, le bonheur du consommateur, la révolution, et le stade ultime de la dictature du prolétariat, on les attend encore, on ne les attend plus, les illusions sont mortes, le cadavre de Dieu tressaille encore dans les têtes, la planète est finie, on sait qu'il ne faut compter que sur nous-même, et sur l'art, c'est toujours ça et c'est déjà beaucoup.
Stéphane Got, avril 2011.
1 « ...l'installation suppose une réflexion sur les rapports susceptibles de s'instaurer entre plusieurs oeuvres, selon la manière dont l'artiste détermine leur situation en fonction de la structure architecturale destinée à les accueillir. » J.Y. Bosseur
« un environnement est une extension de l'assemblage, qui est lui-même une extension tridimensionnelle du collage. » Allan Kaprow. Définitions extraites de « Vocabulaire des Arts Plastiques du Xxème siècle, Jean-Yves Bosseur, ed. Minerve
D'autres informations sur le site www.la-vrac.com
La Vitrine Régionale d'Art Contemporain
Hôtel de Tauriac
rue Droite / place des Consuls
12100 Millau.
Au pied du Beffroi, face à l’Office de Tourisme et à la Place Des Consuls.
Un titre, une photo, un texte, une oeuvre plastique (installation1)
De l'autre coté de la vitre, dans le volume blanc de la Vitrine Régionale d'Art Contemporain, trois éléments sont disposés. Au premier plan, un panneau de signalisation routière, indiquant des travaux; à son pied, des plumes, du duvet. En arrière, sur le mur du fond, une phrase écrite en lettres de fil de fer : « on fera travailler les feignants et les bras cassés ».
Rébus ou jeu de piste, l'oeuvre de Belkacem Boudjellouli s'installe au fil d'une succession d'indices dont le contenu de la vitrine est l'aboutissement provisoire.
Le titre : « Vers des temps obscurs » résonne comme une sombre prophétie, écho d'une actualité riche en mauvaises nouvelles, vers des perspectives peu réjouissantes.
Boudjellouli nous parle-t-il de la situation politique française, de malsaines manoeuvres pré-électorales, de chômage et de pauvreté croissante? Du réchauffement climatique, de pollution, de catastrophes naturelles, de catastrophe nucléaire? Des crises, conflits, guerres, interventions militaires que subissent des centaines de milliers d'humains? De la facilité avec laquelle nous entamons l'énumération de ce que pourraient être ces temps obscurs, je déduis qu'il touche juste.
Mais ce titre ne vient pas seul, il est accompagné d'une photographie, sur le carton d'invitation et l'affiche de l'exposition. Elle nous montre, au volant d'un tracteur bleu, traversant l'image de gauche à droite, un homme, manches relevées, retourné, qui nous regarde tandis qu'il s'éloigne, chargé d'ombre, dans ce pré d'herbe d'un vert saturé, bordé d'arbres qui ferment l'horizon, sans que nous sachions quelle tâche il effectue, ni vers où il va. Vers des temps obscurs? Il nous regarde, et nous place, nous spectateurs, à la place du photographe, de l'artiste, nous qui maintenant voyons comme il a vu.
Ses travaux précédents témoignent du regard que Belkacem Boudjellouli porte sur ceux qui l'entourent, et le regardent. Tous ceux là, tout cela, le regarde. Il photographie. Il dessine. Il écoute. Ceux qui l'ont vu les regarder, peuvent le regarder dans ses dessins qui les montrent. Il entend. Il entend bien les montrer. Il prend note. Son fusain, cet outil minimal, préhistorique et concrètement moderne, est le moyen de son regard.
Regard dont la distance n'est pas dans l'échelle, mais dans les modulations de l'outil, sur le papier, ces traces de charbon qui font naître à nos yeux l'image, notes d'une flûte que nous écoutons des yeux, enchantés de l'illusion soudaine d'un réel indubitable : lui, c'est Mouss, voici M. et Mme D… et ce n'est qu'un dessin, c'est cela un dessin.
Ici, dans la vitrine, un panneau : « Attention! Travaux ». Nous le connaissons tous. Triangle pointe en haut, sur fond blanc, il porte ce pictogramme noir symbolisant le travailleur, qui manche en mains, charge d'une poussée dans un tas triangulaire de goudron, une éternelle pelletée. Mais l'évidence à nouveau, de l'image connue, de l'objet familier, s'érode sous une observation attentive : nous sommes tombés dans le panneau. Car, ce n'est pas un panneau, c'est l'image d'un panneau « en vrai », image en trois dimensions, donc si l'on veut bien, sculpture, fabriquée par l'artiste en carton et papier collés, peint en blanc et au goudron.
Au goudron, le bonhomme, le travailleur, au goudron l'outil, au goudron, le goudron.
Sur ce goudron, quelques plumes collées. Au pied du panneau, un petit tas de plumes, de duvet. Du goudron? Des plumes?
Pour qui ? Pour quoi? Pour ce travailleur, noir comme goudron? Pour l'éternel prolo qui manie la pelle? Pour l'étranger de l'intérieur, le feignant, la feignasse, le bras cassé? Pour le spectateur, ce feignant inculte qui doit résoudre l'énigme de l'oeuvre sinon... ?
Mais dans ces histoires de goudron, encore faut-il savoir qui y a laissé des plumes? Ou qui s'est fait plumer? Le goudron trace la voie... vers des temps obscurs?
Oui, « On fera travailler les feignants et les bras cassés ». Menaçante et familière promesse.
Pourquoi il nous dit ça, Boudjellouli ? Oh! Qu'est ce que t'as, Boudjellouli ? Pourquoi t'es pas au charbon, Boudjellouli? Sois sage comme une image, sinon, c'est le goudron, et les plumes.
Mais il y est, au charbon, au charbon de bois, au fusain même, Boudjellouli. Et au fil de fer. Il observe, il dessine. Il dessine des gens, il dessine des mots, il dessine des phrases. Il réfléchit, il réfléchit aux réflexions, celles qu'il écoute, celles qu'il entend, souvent, partout, souvent dans les bistrots, où les travaillleurs, les malins, les feignants, les bras cassés, les dessinateurs refont le monde.Episode 2/ « On va au dépôt de munitions et on revient, bougez pas »
(installation1)
Maintenant, derrière la vitrine, face à nous, sur le mur du fond, un tableau.
Ce n'est pas le type de tableau que l'on pourrait s'attendre à voir exposé dans un espace dédié à l'art. C'est un tableau noir, un tableau d'école. Sur ce tableau noir, maladroitement tracée à la craie blanche, avec quelques repentirs, de petits effaçages, une partition. Sans titre. Sans paroles. Encore faut-il que l'amateur d'art connaisse la musique.
Au centre, au sol, deux éléments : un sapin de noël, petit sapin synthétique premier prix, équipé de sa guirlande électrique, de ses boules multicolores, et un jouet : tournant autour du sapin, un train électrique – une locomotive arborant, flottant au vent, un drapeau rouge, suivie d'un long wagon de voyageurs – dans une inlassable révolution sur la boucle ovale de ses rails. Pas de gare. Un aiguillage pour une voie parallèle, inutilisée.
Un titre: guerrier, révolutionnaire, résistant, dans l'air du temps, poussé sur les barricades? Ou bien un cri d'assoiffé, rechargeant en canettes l'arme qu'il dirige contre lui-même, pour lutter contre l'ennemi intérieur? Pour l'image: voir épisode 1, précisons : un tracteur attelé d'un godet, pour les munitions?
Donc, un sapin, des guirlandes, un train électrique, un chant de Noël? Un chant qui fait rêver, un chant qui réunit. Noël? Et les yeux des enfants, et les yeux des adultes, les yeux des feignants et ceux des bras cassés brillent, scintillent, les coeurs émus gonflent d'espoir, de voeux de bonheur, de souhaits; des rêves se forment, demain sera un cadeau pour tous. C'est « l'Internationale ».
Et le train, drapeau rouge au vent, tourne, tourne, tourne autour du sapin. Nous enchante, nous emmène...
Le père Noël et le petit Jésus, le bonheur du consommateur, la révolution, et le stade ultime de la dictature du prolétariat, on les attend encore, on ne les attend plus, les illusions sont mortes, le cadavre de Dieu tressaille encore dans les têtes, la planète est finie, on sait qu'il ne faut compter que sur nous-même, et sur l'art, c'est toujours ça et c'est déjà beaucoup.
Stéphane Got, avril 2011.
1 « ...l'installation suppose une réflexion sur les rapports susceptibles de s'instaurer entre plusieurs oeuvres, selon la manière dont l'artiste détermine leur situation en fonction de la structure architecturale destinée à les accueillir. » J.Y. Bosseur
« un environnement est une extension de l'assemblage, qui est lui-même une extension tridimensionnelle du collage. » Allan Kaprow. Définitions extraites de « Vocabulaire des Arts Plastiques du Xxème siècle, Jean-Yves Bosseur, ed. Minerve
D'autres informations sur le site www.la-vrac.com
La Vitrine Régionale d'Art Contemporain
Hôtel de Tauriac
rue Droite / place des Consuls
12100 Millau.
Au pied du Beffroi, face à l’Office de Tourisme et à la Place Des Consuls.