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Marseille, Théâtre Toursky : Pablo Neruda, le pouvoir subversif de la poésie

« Un monde à son aurore où le bâtisseur n'est pas encore prisonnier de ce qu'il construit, ni le producteur esclave de ce qu'il produit » Pablo Neruda


Acte trois du festival de lectures d’Amérique Latine du Théâtre Toursky, un cycle à l’initiative du nouveau Consul du Pérou à Marseille et auteur dramatique, Michel Dossetto, et avec la complicité artistique de Richard Martin. Quatre rendez-vous en compagnie de talentueux comédiennes et comédiens pour retrouver des auteurs incontournables ou découvrir des horizons littéraires encore peu explorés.

Chili, la nature à l’état brut

Pablo Neruda
Pablo Neruda
Après le Pérou et le Mexique, c’est le Chili qui s’offre aux spectateurs ce soir du 2 février 2019. C’est un pays tout en longueur, 4500 kilomètres de long sur seulement 300 de large, qui offre une grande diversité de paysages, du désert, au Nord, le plus aride au monde, jusqu’aux glaciers de Patagonie chilienne avec des glaciers et des lacs au sud. Présent sur trois continents — l'Amérique du Sud, l'Océanie et l'Antarctique- le Chili est un pays de contrastes : un désert, celui d’Atacama, qui possède l’observatoire le plus puissant du monde, Valparaiso avec sur ses murs des messages culturels et des opinions politiques - le graff, héritier du muralisme chilien, expression artistique de revendications sociales et de propagande politique née dans les années 1960, au moment de l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende, Quilpué et la banque du temps (explication : les habitants échangent des services en ‘payant’ en temps ;exemple, 1 heure d’avocat vaut autant qu’une heure d’électricien), l’Araucanie avec sa culture mapuche – le peuple de la terre -, l’île de Pâques qui conserve sa culture polynésienne etc.
Ce pays qui a conquis rudement son indépendance après plus de 400 ans de colonialisme, a connu les jours sombres de la dictature militaire du Général Augusto Pinochet –mort sans être jugé, mais mort coupable- dont le nom résonne, aujourd’hui encore, douloureusement.

Poète engagé
« Le Chili, rappelle Michel Dossetto, c’est surtout ses écrivains. Et nous avons choisi Pablo Neruda, un monstre de vitalité, un homme qui aime le bon vin, qui aime les femmes, qui aime toutes les régions de son pays, qui écrit continuellement, un homme avec une conscience politique aigüe qui le fait se rapprocher des pauvres du Chili, nombreux dans les années 50. Proche de la cause des paysans des Andes et des ouvriers des compagnies fruitières ou des mines, c’est-à-dire d’exploitations qui appartiennent aux Etats-Unis du Nord. Cet engagement politique est tel qu’en 1969, le parti communiste chilien lui propose d’être candidat aux Présidentielles. Beaucoup auraient accepté. Neruda a un problème de conscience qu’il dit avoir résolu en un quart d’heure : il sait qu’un jeune médecin du nom de Salvador Allende va représenter le parti socialiste et il ne veut pas que l’éparpillement des voix sur son nom soit une raison de faire perdre à Allende son front de gauche par rapport à un candidat de droite extrême. Allende est élu, entame un régime de réformes importantes et tout naturellement Neruda, lors de leur première rencontre officielle, lui demande : Président, puis-je être utile au pays ? Et Allende lui répond : Oui, mais pas comme tu crois. J’aimerais qu’à l’extérieur, dans le monde, et notamment dans les démocraties européennes, tu fasses comprendre que mon gouvernement n’est pas un gouvernement de sauvages avec des couteaux dans les dents mais que nous faisons des réformes utiles au peuple, point final. Et comme cela, un matin de 1970, Pablo Neruda tout ému tape à la porte du Quai d’Orsay et présente ses lettres de créance à la France. Il vient d’être nommé dans la nuit par Salvador Allende Ambassadeur du Chili en France. C’est un moment important de sa vie. Son destin croisera à nouveau celui d’Allende trois ans plus tard. Vous connaissez la fin de l’histoire. Le 11 septembre, c’est le coup d’état de Pinochet, Allende est contraint au suicide. Dix jours plus tard meurt Neruda, citoyen chilien, officiellement d’une "aggravation subite d’un cancer". Il faut cependant savoir que le 12 au matin, c’est-à-dire un jour après le coup d’état, alors que Pinochet s’installe au bureau d’Allende, la police militaire entre dans le domicile de Neruda à Santiago, met tout à sac, saccage et brûle des documents, un mélange de plaisir et d’ordre. C’est toujours ainsi lorsque le sadisme devient autorisé par la loi. Voilà pourquoi la fin de Neruda est cruelle et désespérée mais malgré tout il nous a laissé ses textes. »

Après avoir présenté le poète à l’assemblée, très nombreuse, Michel Dossetto poursuit :
« Pour non pas dire ou lire ces textes, mais vous les faire vivre, il fallait un monstre aussi, un monstre d’humanité, de générosité, de talent, Richard Martin accompagné à la guitare par l’excellent Marcel Alchech. »

Né au Chili en 1904, d'origine modeste, Pablo Neruda, "Don Pablo", est né le 12 juillet 1904 à Parral, au Chili. Son enfance, très proche de la nature, a pour cadre Temuco, petite ville de l'Araucanie. En 1950, il obtient le prix Staline de la paix. Le 21 octobre 1971, il reçoit la consécration du prix Nobel de littérature. Dans le discours qu'il prononce à Stockholm, le poète évoque avec tendresse les frères inconnus qui l'aidèrent à franchir les Andes alors que sa tête était mise à prix dans son propre pays (1949). Réaffirmant « qu'il n'y a pas de solitude inexpugnable et que le poète n'est pas «un petit dieu», Neruda se rallie à la prophétie de Rimbaud : «À l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes», en laquelle il voit la proclamation d'un avenir certain.
Lors des obsèques de Pablo Neruda qui se déroulent en présence de l'armée, des chants jaillissent de la foule, témoignant, par-delà la mort, du pouvoir subversif de la poésie.

Richard Martin, l’amoureux des poètes, lui prête sa voix chaude, son talent, sa puissance.

Richard Martin commence la lecture par un poème d’Aragon : « Pour Pablo Neruda »
« Je vais appeler un poète aussi puisque ce sont les poètes qui nous donne ces temps précieux de partage et qui nous rassemble et cela me réjouit, cela existe, donc ne désespérons pas d’espérer. Tout est possible encore et c’est Aragon que j’appelle »

« Je vais dire la légende De celui qui s’est enfui Et fait les oiseaux des Andes Se taire au cœur de la nuit… Comment croire comment croire Au pas pesant des soldats Quand j’entends la chanson noire De Don Pablo Neruda - Lorsque la musique est belle Tous les hommes sont égaux Et l’injustice rebelle Paris ou Santiago. Nous parlons même langage Et le même chant nous lie Une cage est une cage En France comme au Chili - Comment croire comment croire Au pas pesant des soldats… »

J’avoue que j’ai vécu, La centaine d’amour et Les vers du capitaine
Le choix des textes est magnifique et judicieux, permettant de goûter à la grandeur de l’œuvre, son altérité dans la forme et, en même temps, à sa continuité dans la force. On sait que c’est de Pablo Neruda. Sa poésie est généreuse, sensuelle, éblouie, passionnée, militante également, si l'on accorde à ce terme son poids de révolte, de fraternité, d'utopies partagées. La parole de Neruda, c'est d'abord un élan, une houle de mots qui font sens et font chant. Cela touche au cœur et au corps avant de monter à la tête. L'écriture ici, même quand elle se nourrit des tourments du monde, est une fête, un plaisir, une jouissance.
L’amour et la révolution, la vie et la politique, sont indissociables dans la poésie de Neruda. Il ne cesse d’aimer et de vouloir changer le monde. Son combat est de rendre lumineux le cœur des hommes aux moments les plus sombres, de porter haut l’espoir quand la misère désespère de la vie, de donner écho aux souffrances de l’être aimant, de l’être opprimé. Pour Mathilde Urrutia Cerda, son épouse, il compose La Centaine d’amour, cent « sonnets de bois, en leur donnant le son de cette substance opaque et pure ». La plume devient alors « la hache, le couteau, le canif » du charpentier. La Centaine d’amour est aussi un exercice de style, puisque Neruda s’impose la rigueur des sonnets où l’amour est quotidien, matin et soir.

Extraits

Richard Martin et Marcel Alchech
Richard Martin et Marcel Alchech
« Nous faisons la guerre à la guerre. Oui, je proclame ma foi dans toutes les récoltes à venir et je déclare ce qui est un lieu commun : que la poésie est indestructible, elle se brisera en mille morceaux et redeviendra cristal. Elle est née avec l’homme et continuera de chanter pour l’homme. Elle chantera, nous chanterons. Mon chant ne finit pas… »

« Je veux vivre dans un pays où il n’y a pas d’excommuniés, je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains, sans autre titre que celui-ci…Je veux qu’on n’attende plus jamais personne à la porte d’un hôtel de ville pour l’arrêter, pour l’expulser… Je ne veux plus que quiconque fuit en gondole, que quiconque soit poursuivi par des motos… Généraux, traîtres, regardez ma maison morte ! Regardez l’Espagne blessée !... Mais de chaque enfant mort sort un fusil avec des yeux… Mais de chaque crime naissent des balles qui trouveront un jour la place de votre cœur… Venez voir le sang dans les rues !... »

« Au matin (manana), l’amour se consume. Ses flammes sont hautes et occupent tout l’horizon du poème, absorbant l’étendue du regard («oh envahis-moi de ta bouche qui me brûle »). Tout renvoie à la passion. Que ne t’atteigne pas l’air, l’aurore, la nuit,
Mais seulement la terre, et la vertu des grappes, Et la pomme qui pousse en retenant l’eau pure,La résine et la boue de ta terre odorante…. »

Richard Martin saisit les textes à bras le corps, s’y engouffre tout entier et la verve de Neruda explose, emportant le lecteur et le public. L’immense comédien est Neruda, les deux hommes confondus, portés par une même lutte, un même idéal de fraternité et d’amour. A cet instant précis, ils sont UN. La subtilité des sentiments, la beauté du texte, la clarté des propos, la délicatesse des mots, tout est dit ! Tout est rendu ! Richard Martin pose sur ses lèvres les paroles de Neruda comme autant de papillons. C’est remarquable de justesse, de légèreté, de tendresse, d’ardeur. Qu’il est bien servi, le poète !
Splendide harmonie entre les deux artistes sur scène : la guitare de Marcel Alchech n’accompagne pas, ne ponctue pas, ne prolonge pas seulement la poésie, elle est la maitresse charnelle, celle qui magnifie, brûlante aux désirs du poète, légère quand la voix se fait douce, sensuelle sous la caresse, enflammée, révoltée.

Une soirée comme on en voudrait beaucoup, enrichissante, passionnante, que le public, nombreux, a savouré avec un immense plaisir. A refaire…

Ne pas oublier
Si Richard Martin et le Théâtre Toursky, si Michel Dossetto, si les artistes nous ont permis de rencontrer à nouveau ‘Don Pablo’, cette soirée a le mérite, dans une période où les hurlements des loups et le bruit des bottes se rapprochent, de nous faire réfléchir pour que l’histoire ne se répète pas.
En 1973, Henry KISSINGER, grand maître d’œuvre du coup d’état au Chili, reçoit le Prix Nobel de la paix ! Deux ans plus tard, en 1975, il mettra en place avec Pinochet et George Bush alors patron de la C.I.A. sur le modèle d’Interpol, l’opération Condor, véritable « internationale des dictateurs », qui réunira le hili, l'Argentine, le Brésil, la Bolivie, l'Uruguay et le Paraguay et dont le but sera l’élimination pure et simple de tout opposant à ces dictatures, en quelque région du monde qu’ils puisse se trouver.

En cet instant critique où clignote le bon sens, agissons de manière à faire entrer la lumière. Comprenons-nous. Progressons ensemble vers cette fraternité chère au Théâtre Toursky et indispensable à l’humanité.
Danielle Dufour-Verna

Danielle Dufour-Verna
Mis en ligne le Lundi 4 Février 2019 à 03:44 | Lu 472 fois

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