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L’Illusion rouge au Théâtre Toursky, Marseille, "Un compte à régler avec les idéologies"

Le fil rouge d’une draperie s’affaisse sur la scène, se prolongeant comme une rivière de sang jusqu’à des portraits de Staline et de Lénine.


Une table, qui n’est pas ronde, mais vaste et oblongue, constitue un terrain d’affrontement, car on est au croisement irréconciliable de deux mondes qui s’opposent et s’affrontent dans le fracas des idées.
En toile de fond, on assiste au dépôt de bilan de l’illusion communiste, vidéo et bande sonore de l’âme d’un peuple qui se soulève ; des tanks progressent dans la capitale…
L’ogre Staline n’est plus depuis longtemps ; la chute du mur a eu lieu ; à la Perestroïka de Gorbatchev succède sa démission ; l’arrivée en force de Boris Eltsine ouvre la Russie sur le monde libre et annonce la sortie du soviétisme.
On est loin de Moscou, à Novossibirsk, en Sibérie, dans un espace communautaire, loin de l’effondrement du système autocratique qui a funestement régné sur la Russie durant soixante-dix ans.
Par un jeu de lumière très précis, Bernard Lanneau et Serge Sarkissian ont choisi d’axer leur mise en scène sur une fluidité mentale qui accompagne et souligne les variations d’humeur où chaque comédien incarne avec verve et sensibilité sa vérité, témoigne du poids de son passé.
La romancière russe Svetlana Alexievitch, lauréate du Nobel de littérature en 1985, s’est sûrement souvenue du livre d’Alexandre Soljenitsyne, Le Premier Cercle, où deux des personnages centraux, Gleb Nergine et Lev Rubine, internés dans un camp, se livrent aux joutes de la pensée. Le premier, malgré son emprisonnement, n’a rien perdu de ses convictions communistes, alors que l’autre, frère de misère, se livre à une critique intégrale de l’enfermement mortifère du système.

L’idéologie contre la liberté
Cette adaptation du livre La fin de l’homme rouge, nous fait apparaître un premier personnage, un militant communiste forcené, Maxime, habilement interprété par Paul Barge, défendant, avec l’emportement qui sied si bien aux vertueux, des certitudes que rien ne peut ébranler ; il s’accommode des postulats de la dialectique marxiste pour nous expliquer que la dictature du prolétariat est seule capable de se substituer au monde de la bourgeoisie et d’offrir l’émergence d’un ordre social nouveau qui abolit l’état et les classes. Ses idées, solidement ancrées dans cette aspiration, mettent en lumière une solution pour conduire à l’avènement universel du genre humain et ce, quel qu’en ait été le prix à payer pour justifier le bilan de l’horreur d’un des plus grands massacres du XXème siècle au nom d’une idéologie dont la trame est la construction d’un réseau inféodé à une idéologie totalitaire, orchestré par un chef brutal et un parti à ses ordres qui dresse des hommes contre d’autres hommes. Les louanges de cette société ont de nombreux points communs calqués sur l’édification d’un système religieux. La force du travail transforme les usines en des cathédrales du progrès ; les discours de Staline ont des dehors de grands-messes où les applaudissements durent parfois de longs quarts d’heure, et où celui qui cesse d’applaudir, sera jugé, condamné sous le motif fallacieux d’ennemi du peuple, et finalement déporté dans un goulag ; les faux prophètes de cette liturgie communautaire se nomment Lénine, Staline, le livre sacré Le Capital de Karl Max. Le progrès, bâtit par l’homme nouveau, s’associe au culte du mensonge et de l’arbitraire.
La liberté n’est pas constructive, mais un luxe petit bourgeois qui doit être combattu.

Le deuxième personnage, Irina, la femme de Maxime, est interprété par l’excellente Catherine Salviat de la Comédie française, qui s’empare de son rôle avec une vibration sensible, une presque douceur gentille dans la voix. Portée par l’idéal de la danse qui donne un sens à sa vie, elle rêve de devenir danseuse étoile au Bolchoï. Pour elle le parti lui a ouvert toutes les portes, offert les outils et les moyens de hisser sa vie dans une des plus hautes disciplines de l’art, jusqu’au jour où une mauvaise fracture de la cheville mettra un terme définitif à sa carrière. Le temps passe et recouvre son présent de nostalgie ; sa vie est maintenant derrière ; elle se souvient d’une époque où tout lui semblait atteignable. Catherine Salviat est lumineuse dans ce rôle feutré tout en touches feutrées.
A l’autre bout de cette longue table, le troisième personnage, Azad, interprété par Richard Martin, éclatant de vérité, nous donne à vivre les remous de conscience d’un dissident revenu de tous les espoirs. Son besoin de liberté et d’indépendance d’esprit l’ont conduit à cinq années d’internement dans un hôpital psychiatrique punitif, un broyeur d’identité l’exposant à un lessivage de cerveau par l’emploi des pires médicamentations qui soient dans un seul et funeste but : casser sa conscience et le légumiser. Qu’a-t-on fait de lui ? Quel monstre de frayeur rôde encore dans son esprit ? Quelle sorte de verdict lui accole-t-on au sortir de cet enfer ? Que lui a-t-on reproché ? Le rejet de soumission au monde communiste. Les camarades instructeurs ont de leur côté la litanie des articles pour se défaire des nuisibles et des parasites. Il faut tout faire pour protéger la doxa.

Richard Martin nous révèle une nouvelle facette de son talent en trouvant le ton juste pour témoigner des affres d’une nuit qui a duré plus de soixante-dix années. En incarnant un courage jamais défaillant malgré les outrages de l’injustice, il porte au fond de lui l’éreintement des corps, un désastre intérieur, retour d’un labyrinthe peuplé de tous les fantômes d’êtres innocents. Et quand il dit les fous ce n’étaient pas nous, mais ceux qui avaient en charge de nous surveiller, on le voit s’effondrer en sanglotant.
La quatrième figure de cette pièce, la jeune Natacha, joué par Daria d’Elissagaray, avec sa voix claire et enjouée qui sonne comme la relève d’un monde qui change ; c’est à peine si elle connaît quelque chose de Lénine ou de Staline, un monde lointain, perdu dans les méandres agitées de l’Histoire, et qui n’exerce plus aucun impact sur la nouvelle génération. La jeunesse qui se dessine est étourdie par l’Occident et son lot d’illusions.
La confrontation de ces mondes se déploie.
Chacun se révèle à travers les pudeurs d’une histoire secrète retirée au fond de son enfance.
Le texte de Svetlana Alexievitch donne du relief aux contradictions d’une époque.
Au final, l’Illusion rouge se délite au point de n’être plus qu’un lambeau perdu dans les lointains de l’Histoire.
Jean-Pierre Cramoisan

Jean-Pierre Cramoisan
Mis en ligne le Lundi 20 Mai 2019 à 14:00 | Lu 255 fois

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