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La Paranoïa, de Rafael Spregelburd, mise en scène de Frédéric Polier, du 3 au 22 mars 2015, théâtre du Grütli, Genève

Quand la fiction développe sa propre fiction, cela donne La Paranoïa. Tout commence dans un sous-marin, univers clos dirigé par un capitaine qui s’est fait voler toutes ses affaires, et notamment ses plans. L’histoire débute donc sans points de repère, soumise aux caprices de la houle.


© DR
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Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce prologue se poursuive avec une scène qui se déroule dans un pavillon chinois pendant l’invasion japonaise, dans une interprétation décalée des standards de l’opéra chinois. Puis qu’elle se poursuive dans une station balnéaire, Piriapolis en Uruguay.

La Paranoïa met alors en scène une poignée de personnages confrontés à l’ultimatum singulier d’extraterrestres omniscients. Ces derniers, qui contrôlent désormais l’univers (nous sommes en l’an 22 000 et des poussières), ne maintiennent les hommes en vie que pour obtenir leur dose régulière de fiction. C’est grâce à elle qu’ils peuvent s’alimenter : mais le filon est en voie d’épuisement. Les humains disposent donc de 24 heures pour inventer une histoire inédite.

Placée sous les ordres d’un Colonel des opérations spéciales qui a oublié de préparer son discours, l’équipe de « créateurs » se compose de 4 membres : une auteure à succès, un astronaute dépressif, un mathématicien spéculatif et un robot qui ignore l’être mais dispose d’une grande capacité de mémoire.

Débute alors un processus complexe de création instantanée dont les fruits sont projetés sur un écran. Ainsi, sur le mode des telenovelas, se déploie une intrigue sans cesse corrigée qui mélange allègrement les genres. On y croise une galerie de personnages aussi improbables que ceux qui les inventent, parmi lesquels une Miss Venezuela victime de la chirurgie esthétique, un commissaire boulimique, une procureure fleur bleue, etc.

Les extraterrestres réclament leur pitance : il s’agit de faire vite !

Pistes dramaturgiques

La Paranoïa relève du kaléidoscope des genres, entre l’émission Loft Story et le film d’horreur de série B. Il ne s’agit toutefois pas d’un simple exercice de style : Rafael Spregelburd s’emploie à pointer quelle fiction frelatée on nous sert désormais. « Il faut voir
»
, semble-t-il nous dire, « ce que l’on donne en pâture à un public que l’on avilit ». Et de quelle manière la société du spectacle, dans son hégémonie, a épuisé la puissance créatrice de l’homme au profit du seul divertissement. On ne peut pas ré-inventer le monde dans un monde qui, sans cesse, se réinvente comme fiction.

Dans une quête insensée de cerveaux toujours disponibles, il s’agit de divertir toujours plus, c’est-à-dire d’empêcher l’élaboration de tout système de pensée qui conduirait immanquablement à une opposition. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non », nous prévient Albert Camus. Un homme qui regarde une émission de télévision, une série, un programme de variété, est un homme qui consent – et qui, de fait, participe d’un consensus : celui de l’acceptation du monde tel qu’il est. Derrière l’écran, certains ont pour charge de lui servir la soupe, qui n’est qu’un vulgaire brouet d’autant plus insipide que c’est ainsi qu’il peut satisfaire le plus grand nombre.

C’est de cela dont il est question dans la pièce: les extraterrestres attendent qu’on leur serve la soupe. Ou, pour jouer avec les mots, le soap opera. D’où le recours au vocabulaire dramaturgique des telenovelas dans la pièce de Spregelburd, même si ce vocabulaire est altéré. On comprend que même le sauvetage de la planète – et de l’espèce – passe par un dévoiement de la fiction. Au même titre que Brenda (la Miss Venezuela) est triturée par des chirurgiens pour se métamorphoser en « produit », la fiction est soumise aux interventions de scénaristes qui, via un cahier des charges bien précis, la transforment en valeur commerciale. L’auteur n’épuise jamais la métaphore. Pas plus qu’il ne la souligne. Avec Spregelburd, on est toujours dans l’allégresse d’une interprétation possible. Chez lui, le théâtre est un laboratoire permanent qui sollicite sans cesse l’imagination. L’esprit y règne en maître, surtout quand il s’écarte des ornières cartésiennes. Il y a une formule qui traduit très bien cette démarche et qui n’est pas l’intimant « Il était une fois », mais plutôt le questionnant « Et si ? ». Et si nous étions tous enfermé dans un sous-marin à la dérive ?

Et si les seuls créateurs de fiction ne pouvaient être que des individus « inaboutis », « imparfaits », c’est-à-dire libres de se laisser emporter par l’inspiration plutôt que soucieux d’enfermer l’imagination dans des grilles, en quête d’efficacité ? Et si les spectateurs, dans leur boulimie de nouveautés, ingurgitaient de la fiction jusqu’à en perdre le goût ? Et si la réalité était le fruit d’une fiction qui nous dépasse ? Voilà qu’ainsi se constitue un réseau d’hypothèses, de perspectives contrariées, de pistes envisageables qui valent moins pour leurs aboutissants que pour le maillage proprement stupéfiant et insolite qu’elles composent. Si l’on y regarde de plus près, si l’on pointe le viseur sur un espace déterminé, on constate très vite que le « décalage » est – si l’on ose dire – au centre du propos de l’auteur. Le décalage non comme une posture mais comme l’affirmation d’une perception périphérique plus à même de restituer une vision d’ensemble. Décalage de traductions qui ne sont pas simultanées, décalage des personnages (jusque dans leurs agendas), décalage du récit dans sa progression, décalage du regard du spectateur, décalage de la réalité, décalage de la langue...

Lettre d’intention du théâtre

Pour le Théâtre du Grütli, parler de La Paranoïa est un exercice quasi... schizophrénique ! En effet, ce projet est mené par le directeur des lieux, Frédéric Polier. Lequel n'a pas eu de mal à convaincre toute son équipe de soutenir ce qui, déjà, s'annonce comme l'une des grandes aventures épiques de la saison.
Entre Rafael Spregelburd, l'auteur argentin de La Paranoïa, et Frédéric Polier, c'est déjà de l'histoire ancienne. La rencontre sur scène date en effet de l'adaptation de La Terquedad (L'Entêtement) il y a tout juste un an. Féru de mathématique, adepte d'un humour décalé et de télescopages dramaturgiques sur fond de distorsions spatio-temporelles, Rafael Spregelburd avait tout pour séduire le metteur en scène du Maître et Marguerite. Si le courant passe aussi bien entre les deux, c'est qu'ils affichent une même détermination à relever des défis théâtraux qui ne cèdent jamais aux sirènes de la mode.
Chez Rafael Spregelburd, la transgression n'est pas une posture. Elle ne consiste pas à épater le bourgeois. Elle réside essentiellement dans la manière, ludique, que l'auteur a de titiller notre intelligence pour l'inviter à explorer de nouveaux territoires. Elle propulse le spectateur dans des sphères non euclidiennes qui s'entrechoquent les unes contre les autres. Mille lectures sont proposées et toutes sont valables puisqu'au final tout dépend du point de vue.
Soyons honnêtes : La Paranoïa ne se livre pas facilement. Disons qu'elle nécessite de baisser la garde et d'accepter l'idée que le plus court chemin de A à B n'est pas forcément la ligne droite. Ajoutons à cela que la pièce joue allègrement des codes du divertissement pour mieux en pointer les limites. Bref, La Paranoïa reste une expérience théâtrale qui se dérobe à chaque fois qu'on croit la saisir. En cela, elle questionne notre rapport au théâtre, à la fiction, au réel. En cela, aussi, elle confirme sa parfaite adéquation avec ce statut que revendique le Théâtre du Grütli : être un espace de création ouvert à tous les possibles.
L’équipe du théâtre

Distribution

La Paranoïa, de Rafael Spregelburd
Traduction Guillermo Pisani, Marcial Di Fonzo Bo
Mise en scène Frédéric Polier
Assistanats Charlotte Chabey, Mirko Verdesca
Dramaturgie Lionel Chiuch
Scénographie Jean-Michel Broillet
Lumières Nieth Leang S’rey
Conception son Graham Broomfield
Costumes Eléonore Cassaigneau
Assistanat Costumes Samantha Landragin
Maquillages Arnaud Buchs
Conception vidéo François Béraud
Réalisation Jean-Alexandre Blanchet
Chef opérateur Didier Petitpierre
Cadreur Kevin Haefelin
Preneur de son Youssef Kharbouch

Jeu Jean-Alexandre Blanchet, Camille Giacobino, Pietro Musillo, Madeleine Piguet-Raykov, Julien Tsongas

Pratique

Théâtre du Grütli
16, rue du Général-Dufour
1204 Genève
+41(0)22 888 44 84
info@grutli.ch
www.grutli.ch
Billetterie
+41(0)22 888 44 88
reservation@grutli.ch

Horaires des représentations
Petite salle au 2e étage
Tous les soirs à 20h, dimanche à 18h. Relâche le lundi

Pierre Aimar
Mis en ligne le Mardi 10 Février 2015 à 02:59 | Lu 133 fois

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