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Jacqueline de Romilly « Tout, dans la vie, est question d’éducation ». Entretien avec Patrice de Méritens paru dans le Figaro Magazine du 24 décembre 2010

Première femme à avoir enseigné au Collège de France, Jacqueline de Romilly, de l’Académie française, spécialiste de la Grèce antique, s’est éteinte à 97 ans, samedi dernier, à l’hôpital Ambroise- Paré de Boulogne-Billancourt. Elle nous avait reçus avant de se briser le col du fémur, et que ne l’emporte la faiblesse du grand âge.
Entretien inédit.


Jacqueline de Romilly © Micheline Pelletier/Sygma/Corbis.tiff
Jacqueline de Romilly © Micheline Pelletier/Sygma/Corbis.tiff
Vous qui êtes immortelle, vous arrive-t-il de songer à la mort ?
Jacqueline de Romilly – La mort, j’y pense tout le temps.Comment voulez-vous que je n’y pense pas ? Mais je ne peux répondre à une question si personnelle dès lors que la réponse peut être différente selon les jours et l’inspiration.Ce que je veux dire, c’est que j’y songe sans aucune frayeur. Je suis terrorisée par les handicaps physiques et intellectuels qui peuvent m’atteindre. Mais pour l’heure, pas du tout par la mort. A certains moments, je me dis que ce serait quand même bien de mourir, justement pour éviter d’avoir à constater que je ne peux plus faire ceci ou cela, mais je suppose que, si l’événement se présentait, je remettrais cette excellente occasion à plus tard ! Des gens de télévision me poursuivent pour faire une émission sur l’Achéron, fleuve des Enfers, et le sens de la mort, mais j’en suis bien trop près pour en parler... Quand on me dit qu’il y a un degré d’immortalité en moi, j’observe qu’il est très faible. Je vis dans une forme de brume, avec une certaine surdité. J’entends en général pas trop mal les voix d’hommes, je ne perçois plus celles des femmes. Techniquement, c’est une question de fréquence. Comme quoi, il n’y a pas la parité ! Et vous, qui êtes devant moi...

Oui, que voyez-vous ici et maintenant ?
Là, nous sommes assez proches, je vois très bien un homme habillé en foncé, je vois votre montre, je ne distingue pas les détails : si vous me faisiez une horrible grimace je ne la saisirais pas. J’espère que tel n’est pas le cas ! Ma vie dépend ainsi de la lumière et, plus prosaïquement, de l’éclairage. Je ne peux plus lire. Quand j’écris, c’est en général lisible. Je rédige à la main quand je veux être polie. Après, je passe le papier à quelqu’un qui a l’habitude, qui met les points sur les i et les barres de t, ce qui facilite... Dansla rue, je suis très très gênée, je dis «attention ! » avec ma canne blanche.
Ceci posé, je reviens à votre question : je suis encore sensible à la beauté. Je dirais, presque plus ! Naturellement, ni dans les tableaux ni dans les sculptures, mais c’est justement lorsqu’on voit peu que se développe la sensibilité : on est content d’y arriver. J’ai écrit là-dessus une nouvelle : J’y vois encore. Les choses sont un peu déformées, brouillées comme des toiles impressionnistes qui vous frappent, parfois, et vous mobilisent. Mais la beauté extérieure demeure passagère, alors que la beauté d’un texte, d’une phrase, est une idée que je garderai en moi une journée entière. Pour le titre d’un recueil d’histoires comiques,« croisement entre l’Almanach Vermot et Bergson », comme dit mon éditeur, j’ai ainsi été tentée par un vers du Prométhée d’Eschyle évoquant « le sourire innombrable de la vague marine ». Pas mal, n’est-ce pas ? Ne pouvant plus percevoir l’immensité de lamer, je la ressens dans ces mots qui m’accompagnent. Evidemment, c’est un peu long comme titre. Je m’en suis ouverte à Orsenna, lui ai narré l’une de mes historiettes. Il s’est aussitôt exclamé : «Oh, j’ai un titre pour vous : “Comment j’ai perdu mon honneur et autres histoires”! » Mais cela, on ne le racontera pas. J’ai donc hésité entre Le Sourire innombrable d’Eschyle, qui me rappelait aussi Le Coeuri nnombrable d’Anna de Noailles avec son adresse à la nuit :« Ace coeur si rompu, si amer et si lourd, /Accorde le dormir sans songes et sans peines, /Sauve-le du regret, de l’orgueil, de l’amour, /O pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine », et simplement Sourires. Mot unique, au pluriel, parce que je demeure sensible à l’humour décalé, à la cocasserie des situations et des choses.
Malheureusement, ma cécité ne donne pas de plus grande acuité à mes autres sens. Vous savez, ce n’est pas un accident, ce n’est pas arrivé à 30 ans. C’est la vieillesse, c’est ainsi que cela s’appelle. Elle n’aiguise pas ma sensibilité pour déterminer, par exemple, si une voix est sympathique ou non. Mon expérience, c’est vieillir, c’est-à-dire perdre beaucoup de choses, beaucoup, beaucoup, tout le temps. Voyez les enfants : ils sont fiers d’avoir pu se tenir debout pour la première fois, d’avoir atteint le bouton de la porte, de courir, déjà.Moi, je peux encore, à chaque fois, en descendant la pente.«Vous le pourrez toujours », affirmeront les flatteurs. Mais non, non, justement pas. Trouverai-je un avantage ? Je crois que je sens moins les odeurs... et je m’en félicite ! Je garde aussi la capacité de rire. Ce qui est désagréable, c’est de perdre d’abord tous ses amis, et puis toutes ses possibilités. J’en ai conservé quelques-unes. Face à l’inéluctable, il y a aussi le caractère. On me dit que je n’en ai jamais manqué. Je réponds : pas encore !

Caractère qui vous permet de défendre avec vigueur l’enseignement des langues anciennes. N’est-ce pas un combat désespéré ?

D’où vient l’échec ? Nullement du manque d’intérêt des gens, mais des conditions de notre société où l’enseignement vise à la profession scientifique et rentable, en ayant perdu de vue l’utilité indirecte de la formation de l’esprit, de la culture intellectuelle et morale, qui demandent des détours. Les finances publiques n’allant pas bien, on veut faire des économies. Je suis choquée de recevoir tant de lettres de professeurs qui auraient voulu ouvrir une classe de grec, avec suffisamment d’élèves pour cela, et qui en ont été empêchés ; de parents qui souhaitaient voir leurs enfants s’initier aux langues anciennes et qui se sont vu répondre : « C’est bon pour cette année, mais on supprime l’année prochaine. » On ne peut commencer des études ainsi. Dans ces conditions de défiance, j’avoue ne plus savoir quel conseil donner. Simplement, l’Etat aurait à donner quelque argent et il n’aime pas ça !
Si forte que soit la tentation de l’amnésie culturelle, tout esprit honnête comprendra pourtant que le latin et le grec ont un avantage considérable à être des langues mortes, car elles nous obligent, par une tension de l’esprit sur les mots, la syntaxe, la construction du raisonnement, à remplacer notre volubilité et nos à-peu-près par la rigueur. L’attention est une chose capitale à développer chez les jeunes. Elle devient un jeu intellectuel, qui les amuse, qui parfois les exalte, et réussit. Cela étant, la précision n’est pas tout. Elle n’est qu’un chemin de connaissance, la véritable dimension des langues anciennes se déployant avec les idées et les mythes : le grec est un théâtre avec des personnages. Les épopées grecques et latines s’animent de caractères impérissables, incarnant des idéaux, des actions. La coupure de générations n’est donc pas sans appel. Tout, dans la vie, est question d’éducation, le désintérêt des jeunes ne venant que de ce qu’on leur dit : « Cela ne sert à rien, n’en faites pas. » Evidemment, il y a une crise. Mais je crois à la possibilité d’un sursaut. Des gens de bonne volonté, professeurs ou éducateurs, passionnés de langues anciennes et de littérature y aspirent. Je les ai rencontrés dans des associations, notamment dans les banlieues. Tout cela existe.

Je travaille pour deux associations. La première, Sauvegarde des enseignements littéraires, oeuvre à maintenir tout ce qui nous paraît beau et bon, non pas une culture du passé, mais détachée du temps, que l’on trouve toute mêlée à nos modernes querelles. Vingt-cinq siècles après l’avènement de la démocratie athénienne, nous discutons encore de la démocratie et de la citoyenneté. Mon autre activité, qui rejoint la première, se déploie au sein de L’Elan nouveau des citoyens qui vise, par des rencontres, concours, échanges de lettres, etc., à promouvoir l’esprit civique et la participation. Est-il si prétentieux de lever les yeux et de chercher la beauté de la vie, d’y chercher un sens autre que l’avantage pécuniaire et la domination économique, de cultiver l’affection et la solidarité ? Chaque année, à l’Académie, nous avons un éloge de la vertu. Je sais, la vertu, cela fait ridicule, et la morale vous a un air périmé. Tous les mots s’usent. Il faut alors recourir à des presque synonymes... entraide, solidarité. Renonçant à toute bataille, je veux bien employer n’importe quel vocable, pour peu que j’y retrouve le sens de la beauté. Ainsi des textes grecs. Si des gens entendent parler des mythes grecs, des tragédies grecques, de la philosophie grecque, et cela, quelle qu’en soit la forme, alors, je suis contente.

Gardez-vous du temps pour l’Académie ?

Je la fréquente hélas moins complètement qu’il y a quelques années, parce que je suis trop fatiguée pour travailler au dictionnaire le matin, puis assister au déjeuner, puis à la séance. Je dois faire un effort pour entendre, je ne vois pas les textes, c’est dur. A la commission du dictionnaire, nous sommes ordinairement une dizaine, parfois moins. L’après-midi, lors de la discussion, une trentaine, avec des gens intéressés, d’autres qui viennent de temps en temps, c’est moins sérieux. Je dirai donc que le matin est bien plus amusant, parce que sérieux ! Je me suis particulièrement agitée à propos du mot « république », laquelle entre dans la discussion des régimes grecs et rejoint en cela ma vraie activité – bien que le mot soit latin, alors que démocratie vient du grec. Les travaux préparatoires du dictionnaire sont accomplis par un groupe de techniciens composé de fonctionnaires recrutés pour leur connaissance de la langue, réputés pour leur sérieux, leur compétence, aussi discutons-nous sur cet ouvrage préalable, présenté sur feuilles ronéotées. Soit à la commission du dictionnaire le matin, soit en séance générale, on lit ce texte, on s’interrompt toutes les 10 à 15 lignes, et chacun fait ses remarques : «Ce n’est pas clair ; l’exemple est mauvais ; ceci est bon ; cela doit être supprimé », etc.
J’ai ainsi été amenée à donner quelques amusantes précisions dans l’évolution du mot. Si, au XVIIIe siècle, on évoquait les « républiques » grecques anciennes, on ne dit plus cela de nos jours, le mot ayant été remplacé par les « cités », ou les« démocraties ». J’explique ce glissement en grande partie par une attention plus grande donnée aux discussions sur les régimes et par la vogue croissante de la notion de démocratie. Voyez l’Europe : on parle des démocraties européennes, et non des républiques, dès lors qu’il s’agit de l’esprit même des Constitutions. On peut avoir une royauté démocratique, avec des républiques au gouvernement assez autoritaire, par exemple la république de Venise, qui n’avait rien de démocratique. Passionnant, dans ce travail du dictionnaire, l’observation que l’on fait d’une sorte de compétition entre les mots latins et grecs, avec des nuances différentes. « Compassion » et« sympathie » sont des formes parallèles, mais avec une différence, la compassion ayant un aspect religieux et sentimental, quand la sympathie est simplement humaine et un peu plus distante. S’il y a au contraire parallélisme total, on constate souvent que le mot latin était dans notre langue depuis le début, et que le vocable grec ne s’est introduit qu’au XVIe siècle. En gros, le grec est plus savant.

Voilà, je suis au turbin, c’est la vie. J’ai toujours aimé cela avec, aujourd’hui, de lourdes contraintes. Je ne puis, par exemple, consulter toute seule le dictionnaire. S’il me vient un mot, une question à l’esprit, je dois demander qu’on me lise l’article correspondant. Puis j’y réfléchis ; je prends quelques notes ; et après, je perds le papier ! Etre aveugle, j’espère que cela ne vous arrivera pas, que vous n’aurez pas à subir cette dépendance. L’ennui, vous comprenez, est que je n’ai jamais fait que cela : travailler, lire, réfléchir, travailler, travailler encore. Je ne sais pas quoi faire d’autre !

Sinon avoir de saintes colères. A propos de la parité dans la langue française, par exemple...

Assurément ! La parité n’est pas une question de vocabulaire. Je suis d’une génération où, en France, les femmes ont commencé à avoir accès à tout, au premier chef le droit de vote. Presque partout, j’ai été la première femme dans les institutions, non parce que j’étais un monstre, mais parce que les classes s’ouvraient. C’était sans doute intimidant, mais je me suis donné du mal et ai oeuvré dans le bon sens. Je voudrais que, selon les occasions, il y ait des métiers avec beaucoup plus de femmes que d’hommes, et d’autres avec plus d’hommes que de femmes. Je ne suis nullement contre le féminisme, qui concerne plus directement des pays où l’ouverture ne s’est pas encore opérée. Or voilà qu’au moment même où, par une juste compétition, les femmes arrivent en France aux mêmes résultats que les hommes, on réintroduit une discrimination avec l’instauration de la parité. C’est cela qui me choque. Négative ou positive, je suis contre la discrimination.
Pour ce qui est de la langue, elle est chose vivante, certains usages s’y introduisent, sous contrôle de l’Académie française. Nous accueillons quantités de mots, mais on ne réforme pas une langue par décret gouvernemental, en affirmant qu’on ajoutera un « e », alors qu’il n’est pas conforme au féminin des mots. Il y a des règles habituelles d’évolution. Le féminin des mots en« eur » n’est jamais en «eure » autrement que par la brutalité. « Auteure », c’est horrible. « Ecrivain-écrivaine » n’est pas choquant, cela va seulement contre une tradition de plusieurs siècles, et il n’est pas difficile de dire une femme écrivain. On a malheureusement oublié que le français comprend les trois genres, masculin, féminin et neutre, le dernier étant sous la forme du masculin. Ainsi, l’ancien dictionnaire Larousse expliquait-il plaisamment : « Homme : terme générique qui embrasse la femme. » C’était suggestif. Et voilà que, pour désigner les hommes, on se croit désormais obligés de dire « les hommes et les femmes », ce qui n’a pas de sens. Je serais enchantée qu’on cesse de sexualiser la langue, surtout de façon ignorante, brutale et impérative.

Un mot sur le fauteuil numéro 7 de l’Académie française que vous occupez, où se sont notamment succédé Benserade, Sedaine, Daru, Lamartine, Bergson et votre immédiat prédécesseur, André Roussin, auteur de comédies à succès ?

Eh oui ! On est candidat au fauteuil de quelqu’un sans pour autant avoir les mêmes occupations que lui. Il y a même une nette tradition à l’Académie empêchant qu’un fauteuil n’aille d’un médecin à un autre médecin, d’un historien à un autre historien, considérant qu’il ne s’agit pas de chaires, mais de gens. André Roussin était charmant. Lorsque, à l’occasion d’un prix que j’avais eu, et dont il était le président de jury, il a lu un passage de mon livre, il l’a fait avec tant de bonté, mais aussi un tel talent d’acteur, que je me suis crue à la fois Racine et Victor Hugo ! La drôlerie me plaît, de même que la gentillesse. Et il avait cela. Mais je vous vois venir avec votre question : je suis encore loin de l’Achéron et n’ai aucun souhait ni recommandation à formuler. Cela ne se fait pas. On ne se cherche pas de successeur. La seule chose que j’espère de quelqu’un qui devra faire mon éloge après ma mort, est qu’il ne soit pas hostile au grec. Ce serait paradoxal. Ou, au moins, qu’il fasse semblant pendant une heure !

Entretien avec Patrice de Méritens © Le Figaro Magazine du 24 décembre 2010

pierre aimar
Mis en ligne le Jeudi 23 Décembre 2010 à 17:02 | Lu 998 fois

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