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Les Polynésies de Victor Segalen, un Breton aux Marquises, à l'Abbaye de Daoulas (Finistère), du 26 avril au 6 novembre 2011

Comme bien d’autres de ses compatriotes bretons, Victor Segalen voyagea énormément. La peinture, la musique, la littérature sont déjà des voyages infinis : il y rencontra Gustave Moreau, Monticelli, Debussy, Claudel, Loti, Rimbaud, pour n’en citer que quelques-uns. Quant au monde, il le parcourut, de San Francisco en Océanie, de Tahiti aux Marquises, et surtout la Chine : « la grande diagonale de Pékin à la Birmanie ».


Victor Segalen, Bora-Bora © DR
Victor Segalen, Bora-Bora © DR
Ses voyages l’ont guidé vers une réflexion nouvelle sur l’exotisme, en son temps pétri d’orientalisme, d’égyptomanie et de fascination pour Madame Chrysanthème, un des romans d’amour japonisant de Pierre Loti. Pourfendeur des cartes postales et des clichés de l’exotisme de « bazar », il nous aide à réfléchir à ce que nous emportons dans notre valise et à ce que nous rapportons. Plus encore, il continue de nous aider à exorciser ce qui contrarie la véritable rencontre avec l’Autre.

L’essentiel de son questionnement sur l’exotisme lui vint de son voyage en Océanie. Le plus fantasmé des édens occidentaux depuis Bougainville, rendu fameux par Loti que Segalen n’appréciait guère, lui laissa au coeur une grande déception et lui inspira un récit romancé, Les Immémoriaux. Il y conte le trouble et la désespérance dans laquelle sombra la société tahitienne lorsque des Blancs firent irruption dans son univers : ils se montraient beaux et riches comme des dieux et puissants comme les divinités guerrières de leur panthéon.
Mais surtout, il se demanda comment les Polynésiens avaient vécu ces épisodes, se mettant - une première dans le récit de voyage - à la place des populations rencontrées, et réfléchissant à ce qui avait pu se vivre entre les uns et les autres.

L’exposition invite à prendre Segalen pour guide et, grâce à des objets et documents très souvent inédits, à accompagner son voyage en Polynésie et à entrer dans sa réflexion toujours actuelle sur l’Autre.

Exotisme

L’introduction offre d’emblée le « spectacle » de l’exotisme au travers d’objets empruntés à la culture polynésienne. Les premières sensations sont celles du mystère et de l’étrangeté : que penser devant un To’o tahitien, un collier d’ornement marquisien composé de cheveux humains ou l’image d’un corps tatoué ? De la même manière, les danses polynésiennes, qui mêlent tous les sens et font partie intégrante de l’art traditionnel, peuvent offrir la même sensation d’étrangeté.

La sensation d’exotisme, pour Victor Segalen (1878-1919), c’est d’abord la surprise, l’étonnement devant la nouveauté. C’est savourer le Divers, hors de soi : je le vois et l’écoute, je le sens et le goûte. Parfois, je le touche. Au fond, tout est exotique : une musique, un paysage, un corps, un mets, un objet. Seule varie l’intensité de la sensation.
Pour Segalen encore, la sensation d’exotisme c’est trouver la beauté dans le Divers et mesurer la distance qui l’en sépare, surtout quand à la surprise se substitue le sentiment d’étrangeté. Mais ce Divers, on le sait, est aussi sujet d’incompréhension.

La Polynésie et ses nombreuses îles, perdues dans l’océan Pacifique, ont été et demeurent toujours un territoire d’exotismes. Avec Segalen, qui y fit son premier grand voyage en 1903-1904, nous vous invitons à en apprécier quelques secrets.

Victor Segalen et la « saveur du Divers »

George-Daniel de Monfreid (1856-1929) Portrait de Victor Segalen, 1909 Huile sur toile Collection particulière
George-Daniel de Monfreid (1856-1929) Portrait de Victor Segalen, 1909 Huile sur toile Collection particulière
Au début du 20e siècle, la conception de l’exotisme a déjà une riche histoire en Europe, dont témoignent, entre autres, la littérature, la presse, les arts, les Expositions universelles et les conquêtes coloniales. Cette partie de l’exposition donne à la fois les grandes lignes de l’histoire de l’exotisme et quelques éléments importants de la vie de l’écrivain. Puisque l’exposition a pour sujet principal la Polynésie, un chapitre aborde l’histoire de Tahiti et de ses îles au 19e siècle, en tant qu’exemple des relations particulières entre indigènes et colons (notamment sous le règne de la reine Pomaré IV, de 1827 à 1877).

Pour la plupart d’entre nous, le Divers se manifeste à la fois dans le temps et l’espace : on aime l’exotisme d’une civilisation éteinte comme on apprécie l’exotisme du dépaysement. Parions que ces sensations sont partagées par beaucoup, depuis toujours. Cependant, les discours sur le Divers et l’exotisme ont évolué au cours des siècles. Au 19e siècle, dans le contexte de l’expansion coloniale, l’Europe en livre de nombreuses images, à travers la littérature et la presse, les arts et les expositions. Mais ces images se transforment assez naturellement en clichés et stéréotypes, auxquels s’oppose Segalen. Son métier de médecin de la Marine et sa passion pour les arts l’amènent à s’interroger, dès le choc des cultures passé en Polynésie, sur le Divers et le « danger » qui le menacerait : l’uniformisation.

Récits sauvages

Pour les Européens du 19e siècle, le désir d’ailleurs relève encore de la recherche du Paradis perdu, de cette allusion à l’état de nature dont seraient porteuses la plupart des sociétés traditionnelles, lesquelles auraient échappé de fait aux lois du « progrès ». Les artistes, essentiellement, sont en quête de primitivisme, et disent le trouver dans l’exotisme des terres lointaines ressenti comme un choc. Segalen, quant à lui, même s’il repense la notion d’exotisme, n’échappe pas à l’utopie du pays rêvé où l’Âge d’or serait éternel. Le paradis retrouvé serait aussi le cadre idéal de l’expression de la liberté, aussi bien du corps que de l’esprit.

En 1907, Victor Segalen publie son premier roman, Les Immémoriaux. Ce livre trace l’itinéraire de Térii, un Tahitien de la fin du 18e siècle et du début du 19e, qui assiste, comme l’ensemble des Polynésiens, à l’arrivée des premiers colons et missionnaires européens. Les uns y viennent en « civilisateurs », les autres y cherchent des trésors.
Le livre reflète les expériences personnelles de son auteur, de même qu’il puise à des textes antérieurs. La Polynésie est en effet, depuis les années 1760, le sujet et le cadre de nombreux ouvrages, romans, récits de voyages, études ethnographiques. Tous rendent compte d’une prétendue spécificité polynésienne : voilà un peuple « naturel », cannibale et sauvage, qui, sous un ciel paradisiaque et dans une nature généreuse, fait de l’amour sa religion.

Paul Gauguin. Du phare au faré

Cherchant à renouer avec le « primitif » qui est en lui, Gauguin effectue plusieurs séjours en Bretagne entre 1887 et 1890. Il y développe un art synthétique fondé sur la simplification des formes et l’usage des couleurs pures. Il est troublé par le mysticisme breton, qui mélange rites païens et christianisme. Comme Segalen, il s’imprègne des lieux et veut en restituer la synesthésie, c’est à dire le mélange des sens.

Après un premier voyage à Tahiti, Gauguin décide d’y retourner et de quitter définitivement la France en 1895. Quand Segalen entre dans le faré du peintre en 1903, « La Maison du jouir », alors que celui-ci vient de mourir, il découvre plusieurs oeuvres abandonnées. Il lit avec passion les textes de l’artiste et le considère comme l’artisan inespéré de la renaissance polynésienne.

Le Maître du Jouir
Dans Noa Noa, le journal qu’il tient en Polynésie entre 1893 et 1895, Gauguin écrit : « Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de l’apprivoisement réciproque. Sauvages ! Ce mot me venait inévitablement sur les lèvres quand je considérais ces êtres noirs aux dents de cannibales. Déjà pourtant je commençais à comprendre leur grâce réelle. Cette petite tête brune aux yeux tranquilles, par terre, sous les touffes de larges feuilles de giromons, ce petit enfant qui m’étudiait à mon insu et s’enfuit quand mon regard rencontra le sien…
Comme eux pour moi, j’étais pour eux un objet d’observation, l’inconnu, celui qui ne sait ni la langue ni les usages, ni même l’industrie la plus initiale, la plus naturelle de la vie. Comme eux pour moi, j’étais pour eux le « Sauvage ». Et c’est moi qui avais tort, peut-être. »

Se regarder et puis changer

L’enjeu de cette partie de l’exposition est de montrer selon quels types de partage se sont déroulés les échanges, les réciprocités entre les peuples européens et les peuples polynésiens, questionnant ainsi autrement le Divers. Quels regards ont posés les Polynésiens sur les Européens, comment ont-ils tiré profit, alors même qu’ils étaient colonisés, de ces apports extérieurs pour tenter de survivre ? Comment ont-ils intégré la présence européenne pour transformer leur langue, leur vie sociale ?

La rencontre avec l’Autre est pour Victor Segalen l’un des moteurs de l’appréhension du Divers. Il précise que, si l’Autre change à mon contact, moi aussi je me métamorphose au sien. La réciprocité des échanges est donc essentielle. Mais elle n’est pas à l’abri du malentendu, ni à celui du désir de domination.
Si les Polynésiens, sous les effets de la colonisation, ont subi des dommages immenses et perdu beaucoup de traces de leur histoire, ils ont cherché néanmoins à s’adapter aux nouvelles situations en maintenant la tradition rituelle du don et de l’offrande, et en tentant de conserver un peu de leur héritage artistique. De part et d’autre, les stratégies de survie ou de conquête ont permis de tisser des relations dont chacun a tiré profit. C’est sans doute ce que Segalen constaterait aujourd’hui.

Pratique

Abbaye de Doulas
Chemins du patrimoine en Finistère
29460 Daoulas
Tél. 02 98 25 84 39
Fax. 02 98 25 89 25
abbaye.daoulas@cdp29.fr

Pierre Aimar
Mis en ligne le Jeudi 3 Mars 2011 à 03:15 | Lu 1547 fois

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